Bon débarras 2008 & joyeux 2009
Je sais que ça ne s’est pas vu sur ce blog mais 2008 est jusqu’à présent la pire année que j’ai vécu. Je suis donc infiniment content qu’elle s’achève et je prie qu’elle emporte avec elle son lot de malheurs.
Même si nous connaitrons la pire crise économique de notre histoire, je ne puis m’empêcher de bien sentir cette année 2009. Pour la première fois depuis un siècle un type intelligent est à la tête de l’État le plus puissant au monde, la crise économique fait que tout le monde sera obligé d’envisager des alternatives qui paraissaient totalement délirantes il n’y a pas si longtemps que ça, comme le Keynésianisme et même la situation catastrophique de mon pays, le Sénégal me paraît une source d’optimisme: après avoir pillé nos finances publiques, les gangsters qui nous dirigent sont en fin de règne et vont incessamment être virés par le peuple.
Je vous souhaite à tous beaucoup de bonheur sur le plan personnel, que vos proches et vous-mêmes demeuriez en bonne santé, de ne pas perdre votre boulot si vous en avez un, d’en trouver si vous en cherchez et surtout de garder votre créativité et votre sens de l’humour, toutes qualités qui seront encore plus indispensables l’année qui vient.
Sur le chemin de l’école
On fait de drôles de rencontres.
J’ai d’abord cru que c’était une blague puis j’ai vérifié ici.
(Via le Monolecte)
Trains, obésité & philosophie
Mon ami et fellow doctorant de Jean Nicod Florian Cova a sur Philotropes un excellent article qui explique les Trolley Cases et leur utilité en philosophie.
Pendant que j’y suis, ce blog tenu par François Loth est le meilleur blog de philosophie que je connaisse en français. J’espère qu’un de ces jours prochains, ça deviendra un livre d’introduction à la philosophie analytique. Je le dis d’autant plus volontiers que je ne connais pas M. Loth autrement que de nom.
Bon débarras

Le dirigeant suivant ne pourra pas faire pire.
Vigipirate
Il y a quelques années, j’ai travaillé pour un sous traitant de la scnf (qui accessoirement était un vrai escroc mais ce n’est pas ce qui nous préoccupe ici). Mon job consistait, tout simplement à prendre des trains. Le deal était le suivant: tous les mois, on m’envoyait des documents à remplir. Je choisissais cinq jours dans le mois et je devais prendre chaque jour un aller retour Paris Nord/ Aéroport Charles de Gaule et noter la ponctualité du train, l’état de propreté des wagons du train, les éventuelles dégradations, les tags etc… Je devais également rester sur le quai de la gare du Nord et noter la ponctualité d’un certain nombre de trains. Enfin, il y avait un jour dans le mois pendant lequel je devais prendre (autant que possible) tous les trains de la ligne B en direction de l’aéroport. Pour une semaine de travail, j’avais assez d’argent pour payer à peu près le tiers de mes dépenses mensuelles ce qui n’est finalement pas si mal que ça.
J’ai fait ce boulot pendant à peu près 6 mois (voire plus je ne sais plus). Et la seule conclusion que j’en ai tirée, à part la conviction que mon boss était un escroc, est que le plan vigipirate est totalement inefficace. Non, ce n’est pas inefficace: ça ne sert absolument à rien, aussi loin que la lutte anti-terroriste soit concernée et ce n’a probablement pas été créé pour ça parce que même moi je ne puis croire que les superflics français soient à ce point stupides.
Je vous ai dit que je devais noter les trains de la ligne B. Ma première réaction quand j’ai été recruté a été de demander à mon boss un badge ou une accréditation officielle. Quand il m’a dit que ce n’était pas nécessaire, j’ai vraiment failli démissionner. Je voyais ça gros comme le nez: un noir, musulman et étudiant qui surveille les trains qui vont à l’aéroport: c’était un coup à me retrouver accusé de préparation d’attentat terroristes. Même moi je me serai auto-arrêté! Mais je ne pouvais me permettre de refuser le job parce que j’étais fauché. Les premiers mois, j’y suis allé la peur au ventre en me disant à chaque fois que j’étais sur le point de me faire jeter en prison. Puis petit à petit j’ai pris de l’assurance: personne ne me remarquait! Je passais six jours pas mois sur le quai de la ligne B, je commençais à connaître de vue les conducteurs qui se relayaient à la gare du nord, certains voyageurs à horaire fixe et même les chasseurs alpins qui patrouillaient dans la gare (‘Tiens aujourd’hui le petit qui trottine au milieu n’est pas là’ me surprenais-je à remarquer) mais il n’y avait personne dans toute la gare pour remarquer mon manège, m’interpeller et vérifier ce que j’avais à dire! Je n’en reviens toujours pas.
Bien sûr, il y a toujours la possibilité que j’aie été repéré et qu’ils aient procédé à une enquête discrète sur moi, m’aient suivi à la John le Carré et aient conclu que je ne présentais aucun danger. Si c’était le cas, chapeau les services secrets français parce que je ne me suis rendu compte de rien. Ceci dit, ce n’est pas cool de ne pas m’avoir arrêté: j’aurais adoré vivre cette expérience. Ce dont je suis certain en revanche, c’est que les militaires de vigipirate ne m’ont absolument pas remarqué. Avant ce prendre ce job, j’avais l’impression que toute cette histoire de plan vigipirate n’était rien d’autre que de la poudre aux yeux destinée à rassurer le bon peuple français et à donner l’impression que le gouvernement fait quelque chose contre le terrorisme. Ce que j’espère, c’est que le vrai travail de renseignement qui doit être fait par ailleurs est réellement fait et que, par exemple, quand j’ai trainé quelques jours de suite à la Gare du Nord, la DST a diligenté une enquête sur moi. Et je vous jure que je ne dis pas ça juste parce que ce serait classe qu’un espion m’ait consacré son temps!
Révolte des imams au Sénégal
Un certain nombre de choses m’avait choqué quand j’étais à Dakar au printemps dernier.
D’abord, il y avait le fait que mes pairs, je veux dire les gens jeunes, urbains et gagnant plutôt plus d’argent que la majorité semblait totalement déconnecté des souffrances de la population. J’étais venu à Dakar à un moment où sévissait plus ou moins une famine mais nous passions notre temps dans des restau où nous dépensions pour un repas assez d’argent pour nourrir une famille de 12 personnes. Et quand je disais que cela me paraissait légèrement cher, j’étonnais tout le monde.
Ensuite, il y avait le coté surréaliste du débat public. Les gangsters qui nous dirigent [et qui, rappelons-le, ont été démocratiquement élus par le peuple qui, en ce moment-là, crevait de faim] passaient leur temps à se déchirer dans la presse, parlant de milliards qui avaient été détourné comme si c’était là une chose normale et argumentant sur le fait que ce serait telle personne plutôt que telle autre qui aurait volé l’argent public. Il y a toujours eu de la corruption au Sénégal mais jusqu’à l’avènement de Wade, il y avait un certain décorum républicain qui faisait que les choses gardaient des proportions raisonnables et surtout que tout le monde était intimement convaincu, à tort ou à raison, que quiconque se ferait prendre la main dans le sac irait en prison. Avec Wade et sa manie de se comporter comme si les dépenses publiques étaient de l’argent qu’il sortait directement de sa propre poche, les officiels ont perdu tout sens de l’État et se comportent comme de vulgaires affairistes, avec le langage et les modes de pensée qui vont avec. Un exemple illustrera parfaitement le climat que je cherche à vous faire saisir. Quand j’y étais, la presse internationale et locale avait dénoncé un début de famine dans les campagnes. La réaction de Wade, après qu’il avait dénoncé une honteuse calomnie, avait été de dire qu’il offrait 10 milliards de Francs CFA au monde paysan. Vous avez bien lu, il offrait cette somme; c’est l’expression exacte qui a été employé partout. Le pire, c’est que la déliquescence des idées républicaines était telle que personne, ni dans la presse, ni dans l’opposition n’a fait remarquer ce simple fait qu’en République, il n’y a pas d’argent à offrir mais un budget que le chef de l’état dégage pour mener telle ou telle politique, que cette politique soit socialement motivée ou non, les citoyens ne sont en aucun cas des mendiants à qui l’état et a fortiori le président de la république offre quoi que ce soit. Fondamentalement, je n’ai aucun respect pour Maitre Wade parce qu’il a démoli méthodiquement le peu de formalisme républicain qui existait au Sénégal ouvrant ainsi les portes à tous les excès.
Enfin la chose qui m’avait le plus choqué, c’était que les élites religieuses, à l’exception notable de l’Église Catholique Sénégalaise, avaient résolument trahi le petit peuple. Les relations entre le pouvoir temporel et les confréries musulmanes ont toujours été assez complexe dans l’histoire du Sénégal. Pendant la colonisation, les confréries avaient certes fait allégeance aux nouveaux maitres français, mais dans le même temps, elles avaient contribué à l’élaboration de ce qui deviendra la nation sénégalaise en promouvant un mode de vie alternatif à la pure et simple assimilation voulue par les colons et en permettant le brassage entre les nouvelles élites occidentalisées et le reste de la population via les dahira et autres rassemblements religieux. Après l’indépendance, des chefs religieux aussi influents que Abdoul Akhad Mbacké ou Abdoul Aziz Sy ont apporté un soutien plus ou moins affiché au pouvoir socialiste mais en gardant une liberté de parole qui leur permettait à l’occasion de relayer les souffrances des plus pauvres qui constituaient la majorité de leurs disciples. En arrivant au pouvoir, Maitre Wade qui connaissait leur potentiel de nuisance a littéralement inondé d’argent la moindre autorité religieuse du pays et a affiché un mépris souverain pour la laïcité*. Je savais que nos familles religieuses étaient hautement corruptibles, même le cynique que je suis ne s’attendait pas à ce qu’elles le fussent à ce point. Dans tout le pays, leurs disciples mourraient littéralement de faim et personne ne pipait mot! Bien au contraire, tous les chefs religieux musulmans louaient le chef de l’état dès qu’un micro leur était tendu. Seule l’Église catholique par la voix de ses évêques avait émis ce qui pouvait vaguement ressembler à une critique claire [ce qui lui a valu mon éternelle admiration… et le règlement d’un litige foncier par décret présidentiel. Tant il est vrai qu’un corrupteur essaie toujours de corrompre!]
Depuis mon retour, j’étais donc totalement sceptique sur le potentiel révolutionnaire de la religion musulmane au Sénégal et craignait plus que jamais des émeutes sanglantes et incontrôlables vu le discrédit dans lequel toutes les élites (intellectuelles, politique, religieuse etc) locales se trouvent. Je suis intimement persuadé que Wade est en fin de règne. Il a trahi tous les espoirs qui avaient été placés en lui, sa corruption et son incompétence sont telles qu’il n’y a tout simplement plus assez de ressources pour acheter la paix sociale. Les pauvres vont de plus en plus voir leurs enfants mourir de faim et cela, personne ne le supporte stoïquement. Ce qui m’inquiète, c’est que personne ne paraît capable de canaliser le mécontentement populaire quand il éclatera.
Tout ceci semble assez stressant mais il s’est passé la semaine dernière quelque chose qui me redonne un peu d’espoir. Vous savez sans doute que la semaine dernière, c’était la fête de l’Aïd. A l’occasion de cette fête, il y a eu un rassemblement d’imams au palais présidentiel pour quémander (et recevoir) l’aide du président de la République; ce qui est proprement honteux. D’autres imams quant à eux ont choisi de se comporter honorablement. Dans toute la grande banlieue de Dakar, dans les quartiers les plus pauvres et les plus populeux, les populations se sont soulevées et ont manifesté dans le calme en réclamant la fin de la misère économique dans laquelle ils croupissent, une baisse effective des prix des produits de consommation courante et ont décidé que toutes les familles de la localité allaient refuser de payer leurs factures d’électricité jusqu’à ce que la sinistre SENELEC leur présente des prix raisonnables**. Et vous savez quoi, ce mouvement de désobéissance civile, pour l’instant non violent, a été orchestré à partir des mosquées de la banlieue par d’obscurs imams qui se trouvent être pour la plupart des fonctionnaires (enseignants, flics etc…) à la retraite. Le plus beau, c’est que ces imams ont décidé de rencontrer officiellement l’église catholique sénégalaise parce que tout ceci n’est en aucun cas une promotion de l’islam politique mais le cri de responsables locaux qui relaient les souffrances de leur communauté et exigent que ceux qu’ils ont élu fassent enfin leur travail ou bien se démettent. Mes amis me disent que dans tout le pays, les imams se sont montré solidaires de leurs collègues de la banlieue dakaroise durant leur prêche de l’Aïd et ont exigé que les autorités politiques s’occupent véritablement des problèmes de la population sénégalaise. Et bien évidemment, les autorités gouvernementales paniquées ont envoyé un aréopage de nos honorables députés à la rencontre de ces leaders d’opinion. Je ne sais pas encore comment toute cette histoire va se terminer mais j’avoue que cela m’a légèrement remonté le moral sur la capacité de notre peuple à se faire entendre.
Juste pour le plaisir, vous pouvez lire ce papier très factuel de Sud qui parle de la manif…. Et pour vraiment vous amuser, lisez-donc cette interview de cet imam vendu à Wade qui essaie de trouver des arguments pseudo-théologiques pour expliquer que des imams sunnites ne devraient jamais au grand jamais manifester et que ce serait là l’apanage des imams chiites que de se syndiquer et de faire de la politique!
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* Rings any bell?
** Ma mère m’apprenais hier (samedi donc, j’écris ça du fonds de mon lit de malade ce dimanche) par exemple qu’ils avaient reçu une facture d’un montant égal à environ trois fois le salaire minimum local. Bien évidemment, ils ne vont pas tout payer, mon génie de mère ayant décidé d’estimer elle-même un prix acceptable, de le payer puis de voir venir!
Le Clézio et l’universel

Je viens juste de finir de lire le discours de Le Clézio à l’académie Nobel. La semaine dernière, j’avais lu (via Le Monolecte) la critique de Paul Assouline disant grosso modo que ce discours était assez plat parce que ne dérangeant rien ni personne. Malgré tout le respect que j’ai pour Assouline, je dois dire que son analyse est très superficielle. Le discours de Le Clézio n’est pas iconoclaste, comme pourrait l’être, par exemple, celui d’un sale gosse qui prend plaisir à renverser la table ou à roter en public pour se montrer rock’n roll. Mais si l’on lit attentivement le texte, il y a quelque chose de profondément militant dans le tranquille universalisme qui s’en dégage par delà les particularismes qu’il décrit en payant ses dettes.
Hier, c’était le cinquantenaire de la déclaration universelle des droits de l’homme et l’une des questions qui ont été abordées à la conférence à laquelle j’assistais était celle de l’universalité de cette déclaration. L’un des arguments les plus souvent avancés est que ce texte ayant été écrit par un groupe d’occidentaux au lendemain de la seconde guerre mondiale, ne saurait avoir la valeur universelle que l’occidentalo-centrisme de ses auteurs voudrait lui donner. En particulier, beaucoup d’asiatiques ou d’africains ont tendance à soutenir que nos sociétés sont essentiellement des sociétés collectivistes où les intérêts et les droits de l’individu sont strictement subordonnés à ceux de la collectivité. J’ai toujours pensé que cette vision des sociétés non occidentales était profondément fallacieuse, s’appuyant sur une reconstruction mythique de ce qu’étaient ces sociétés là et profitant du fait que la tradition locale est essentiellement orale pour conclure que ce fonds commun d’histoires et de mythes qui contiennent la sagesse locale est immuable et commun à tout le groupe. S’il y a vraiment un stock de valeurs de référence immuables et hérités du passé qui s’applique à la communauté tout entière, et s’il n’y a pas de créativité dans ce domaine, alors, bien évidemment, il ne saurait véritablement y avoir de liberté individuelle et l’insistance sur les droits individuels serait le fruit d’un tropisme occidental. Dans sa conf’ d’hier au Quai Branly, Bachir a pris l’exemple d’un texte africain du 13e siècle, le serment du Mandé pour montrer que cette idée selon laquelle seul l’individu est porteur de droits et que l’on ne saurait subordonner ces droits individuels à ceux de la collectivité est présente dans une société aussi collectiviste que le Mali de Soundjata Keita. De ce fait, on ne peut tout simplement pas affirmer que les sociétés africaines par exemple seraient essentiellement collectivistes et que la DUDH ne s’y appliquerait pas nécessairement. Le caractère communautaire des société non-occidentale relève plus de l’écume des choses que d’un caractère essentiel et immuable de ces sociétés.
C’est le même genre d’universalisme tranquille que je lis dans le discours de réception de Le Clézio quand il prend la peine de nous parler de son séjour dans une société amérindienne et de sa rencontre avec une conteuse locale qui réinvente les mythes locaux que Le Clézio croyait immuables. Ce qui me paraît proprement iconoclaste dans ce récit c’est que le Clézio ne fait pas banalement l’apologie de la diversité. Il n’est cependant pas, contrairement a ce qu’affirme Assouline « bien trop consensuel et débordant de bons sentiments ». Il nous dit que dans une tribu amazonienne même pas sédentarisée et tellement fragmentée que les familles se tiennent à distance l’une de l’autre au lieu de former des villages, il y a véritablement et sans contestation possible, ce que nous considérons comme l’apanage de la civilisation la plus achevée: la littérature. Cette affirmation, ou plutôt cette démonstration, me paraît plus iconoclaste, plus profonde et surtout plus intéressante que toutes les boutades politiquement incorrectes qui auraient facilement satisfait Assouline.
Je vous mets l’extrait assez long auquel je pense pour que vous en jugiez. Et juste pour le plaisir, je mets à sa suite un autre extrait qui se passe de commentaire.
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« Ayant assimilé le système de communisme primordial que pratiquent les Amérindiens, ainsi que leur profond dégoût pour l’autorité, et leur tendance à une anarchie naturelle, je pouvais imaginer que l’art, en tant qu’expression individuelle, ne pouvait avoir cours dans la forêt. D’ailleurs, rien chez ces gens qui pût ressembler à ce que l’on appelle l’art dans notre société de consommation. Au lieu de tableaux, les hommes et les femmes peignent leur corps, et répugnent de façon générale à construire rien de durable. Puis j’ai eu accès aux mythes. Lorsqu’on parle de mythes, dans notre monde de livres écrits, l’on semble parler de quelque chose de très lointain, soit dans le temps, soit dans l’espace. Je croyais moi aussi à cette distance. Et voilà que les mythes venaient à moi, régulièrement, presque chaque nuit. Près d’un feu de bois construit sur le foyer à trois pierres dans les maisons, dans le ballet des moustiques et des papillons de nuit, la voix des conteurs et des conteuses mettait en mouvement ces histoires, ces légendes, ces récits, comme s’ils parlaient de la réalité quotidienne. Le conteur chantait d’une voix aigüe, en frappant sa poitrine, son visage mimait les expressions, les passions, les inquiétudes des personnages. Cela aurait pu être du roman, et non du mythe. Mais une nuit est arrivée une jeune femme. Son nom était Elvira. Dans toute la forêt des Emberas, Elvira était connue pour son art de conter. C’était une aventurière, qui vivait sans homme, sans enfants – on racontait qu’elle était un peu ivrognesse, un peu prostituée, mais je n’en crois rien – et qui allait de maison en maison pour chanter, moyennant un repas, une bouteille d’alcool, parfois un peu d’argent. Bien que je n’aie eu accès à ses contes que par le biais de la traduction – la langue embera comprend une version littéraire beaucoup plus complexe que la langue de chaque jour – j’ai tout de suite compris qu’elle était une grande artiste, dans le meilleur sens qu’on puisse donner à ce mot. Le timbre de sa voix, le rythme de ses mains frappant ses lourds colliers de pièces d’argent sur sa poitrine, et par-dessus tout cet air de possession qui illuminait son visage et son regard, cette sorte d’emportement mesuré et cadencé, avaient un pouvoir sur tous ceux qui étaient présents. A la trame simple des mythes – l’invention du tabac, le couple des jumeaux originels, histoires de dieux et d’humains venues du fond des temps, elle ajoutait sa propre histoire, celle de sa vie errante, ses amours, les trahisons et les souffrances, le bonheur intense de l’amour charnel, l’acide de la jalousie, la peur de vieillir et de mourir. Elle etait la poés
ie en action, le théâtre antique, en meme temps que le roman le plus contemporain. Elle était tout cela avec feu, avec violence, elle inventait, dans la noirceur de la forêt, parmi le bruit environnant des insectes et des crapauds, le tourbillon des chauves-souris, cette sensation qui n’a pas d’autre nom que la beauté. Comme si elle portait dans son chant la puissance véridique de la nature, et c’était là sans doute le plus grand paradoxe, que ce lieu isolé, cette forêt, la plus éloignée de la sophistication de la littérature, était l’endroit où l’art s’exprimait avec le plus de force et d’authenticité.
Ensuite j’ai quitté ce pays, je n’ai plus jamais revu Elvira, ni aucun des conteurs de la forêt du Darien. Mais il m’est resté beaucoup plus que de la nostalgie, la certitude que la littérature pouvait exister, malgré toute l’usure des conventions et des compromis, malgré l’incapacité dans laquelle les écrivains étaient de changer le monde. »
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« À l’enfant inconnu que j’ai rencontré un jour, au bord du fleuve Tuira, dans la forêt du Darién. Dans la nuit, assis sur le plancher d’une boutique, éclairé par la flamme d’une lampe à kérosène, il lit un livre et écrit, penché en avant, sans prêter attention à ce qui l’entoure, sans se soucier de l’inconfort, du bruit, de la promiscuité, de la vie âpre et violente qui se déroule à côté de lui. Cet enfant assis en tailleur sur le plancher de cette boutique, au cœur de la forêt, en train de lire tout seul à la flamme de la lampe, n’est pas là par hasard. Il ressemble comme un frère à cet autre enfant dont je parle au commencement de ces pages, qui s’essaie à écrire avec un crayon de charpentier au verso des carnets de rationnement, dans les sombres années de l’après-guerre. Il nous rappelle les deux grandes urgences de l’histoire humaine, auxquelles nous sommes hélas loin d’avoir répondu. L’éradication de la faim, et l’alphabétisation. »
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