Austin et la présomption d’innocence
J’ai toujours trouvé presque contradictoire la notion juridique de présomption d’innocence. Les juristes disent que tout individu est présumé innocent tant qu’il n’a pas été déclaré coupable par un tribunal. Supposons que nous prenions vraiment au sérieux cette affirmation. Que se passerait-il si la police ou la justice mettait en cause un individu dans une affaire criminelle quelconque ? Il me semble qu’une telle définition de la présomption d’innocence aurait pour conséquence de rendre impossible toute enquête.
Supposons que les policiers aient de bonnes raisons de penser que j’ai assassiné quelqu’un. Pour qu’ils puissent étayer leur dossier contre moi, il faut qu’ils mènent une enquête et cherchent des preuves leur permettant de m’inculper. Dans le cours de l’enquête, ils peuvent certes m’innocenter mais ils peuvent également trouver suffisamment de preuves pour me faire comparaitre devant un juge. Supposons que je sois au courant que les flics me soupçonnent et interrogent mon entourage sur mes allées et venues. Si nous acceptons le principe selon lequel tout homme est présumé innocent jusqu’à ce qu’il soit déclaré coupable par une autorité judiciaire et si nous l’associons avec cet autre principe selon lequel tout citoyen a droit au respect de sa vie privée, alors je pourrais empêcher que l’enquête n’ait lieu. Il me suffirait de porter plainte contre la police en argumentant que puisque je suis présumé innocent et puisque j’ai droit au respect de ma vie privée, la police n’a aucun droit d’ouvrir une enquête sur moi. Elle peut et doit certes enquêter sur le meurtre mais tant que je suis présumé innocent, elle doit strictement respecter ma vie privée et ne pas me harceler.
Si ce que je dis là ne vous paraît pas convaincant, considérez ce qui se passerait dans un cas vous prendriez vraiment au sérieux ma présomption d’innocence. Supposons que je sois à Dakar et qu’un inconnu soit tué à New York. Supposons que la police New Yorkaise persiste à m’accuser d’avoir commis le meurtre lors même que je lui ai dit que je me trouvais à Dakar et ne connais pas du tout la personne tuée et ne suis jamais allé à New York. Dans ce cas, je serais totalement justifié à porter plainte contre la police new yorkaise pour harcèlement et à ignorer les éventuelles convocations qu’elle pourrait m’adresser. Dans un cas où mon innocence n’est pas aussi évidente, il me serait plus difficile d’échapper à un éventuel harcèlement de la police new yorkaise même si je suis vraiment innocent. Et pourtant, dans les deux cas, je suis également présumé innocent et je devrais être traité de la même manière jusqu’à ce qu’un juge me déclare coupable.
Quoique la notion de présomption d’innocence soit censée garantir que les prévenus soient traités comme des innocents tant qu’un tribunal ne les a pas déclaré coupable, il me semble qu’elle est fondamentalement contradictoire. Le système judiciaire d’un état démocratique n’a absolument aucune raison de s’intéresser à un individu qu’il présume innocent. C’est parce que les flics et juges présument que vous êtes impliqués qu’ils mènent une enquête sur vous.
Il me semble que c’est cette contradiction de la notion de présomption d’innocence que Karim Wade et ses complices ont réussi à mettre en lumière en faisant condamner l’État du Sénégal par la Cour de Justice de la CEDEAO. Dans le cadre de l’enquête sur les biens mal acquis, ils sont interdits de sortie du territoire national. L’on peut considérer que c’est là une décision parfaitement raisonnable. Karim Wade est français et sénégalais, il a volé immensément d’argent à l’État du Sénégal et s’il retourne en France, il nous sera impossible d’obtenir son extradition et de le juger. S’il s’installe dans un pays n’ayant pas d’accords d’extradition avec le Sénégal, ce sera encore pire. Malgré tout, la Cour de Justice de la CEDEAO a décidé de condamner l’État du Sénégal parce que Karim et consorts étant présumés innocents, une interdiction de sortie du territoire national est une violation de leur liberté de circulation. L’État du Sénégal a courageusement décidé d’envoyer la Cour sous régional se faire voir. Ce que j’approuve.
Reste le problème conceptuel. La présomption d’innocence est elle incompatible avec la possibilité même d’une enquête judiciaire ? Il me semble que c’est l’expression présomption d’innocence elle-même qui est fallacieuse et sa que compréhension littérale est potentiellement dangereuse. Pour le voir, intéressons-nous un peu à ce que dit Austin sur le performatif.
Prenons le cas du mariage religieux chrétien. Un couple chrétien n’est marié religieusement qu’après qu’un prêtre aura prononcé lors d’une cérémonie la phrase rituelle : « Je vous déclare mari et femme. ». Par cette phrase, le prêtre ne décrit pas ce qu’il est en train de faire. Cette phrase crée littéralement le mariage. Il suffit qu’un prêtre prononce cette phrase dans certaines conditions bien définies pour qu’un mariage soit créé. C’est une phrase qui accomplit une action. Austin nomme ce type de phrase des performatifs. Il ne suffit cependant pas de prononcer la phrase « je vous déclare mari et femme » devant un couple pour créer un mariage. Si par exemple un prêtre catholique prononçait cette phrase devant un couple qui ne lui a rien demandé ou si un fou avait pris la place du prêtre lors d’une authentique cérémonie de mariage, l’action échouerait. Les performatifs obéissent à des conditions bien déterminées ; c’est quand ces conditions sont réunies que la simple prononciation de la phrase appropriée vaut action et crée un fait nouveau.
Revenons à présent à la présomption d’innocence. Il me semble qu’il n’y a pas du tout de sens à parler de présomption d’innocence sur le plan juridique. S’il y a une quelconque présomption, ce serait plutôt une présomption de culpabilité, en fait. La culpabilité et l’innocence juridiques ne sont pas la même chose que la culpabilité et l’innocence tout court. Dans le cas d’un crime par exemple, si on commet un crime, on est réellement coupable de ce crime, que ce soit découvert ou pas. En revanche, la culpabilité juridique est un performatif. Tant qu’une autorité judiciaire ne vous a pas déclaré coupable au terme d’une procédure obéissant à des règles fixées d’avance, vous êtes juridiquement innocent. Vous n’êtes pas présumé innocent, vous êtes, pour autant que la justice soit concernée, innocent. Ça n’a pas de sens de parler de présomption d’innocence parce que la seule chose qui peut vous rendre juridiquement coupable c’est le prononcé de la sentence par une autorité judiciaire. Et cette autorité judiciaire même si elle pense le contraire, ne fait pas que constater votre innocence ou votre culpabilité ; elle les crée littéralement en vertu du caractère performatif du jugement rendu. Bien sûr, dans un monde idéal, le performatif judiciaire coïncide avec la réalité et les juges ne créent coupables que des gens qui le sont déjà… Un peu comme l’Église catholique ne crée saints que des gens qui l’étaient déjà dans leurs vies. Mais ça c’est dans un monde idéal.
Maintenant que se passe-t-il quand vous êtes l’objet d’attention du système judiciaire alors que vous n’avez pas encore été déclaré on peut tourner ça comme on veut mais dans l’absolu, ça signifie qu’il y a une présomption de culpabilité à votre encontre. C’est parce que la police a de bonnes raisons de croire que vous êtes impliqués dans les faits sur lesquelles elle enquête qu’elle a le droit de s’intéresser à vous. Cela vous fait-il perdre tous vos droits ? Certainement pas. En revanche, il y a une différence entre une personne juridiquement innocente et contre laquelle la justice n’a aucune présomption de culpabilité et une personne juridiquement innocente mais contre laquelle la justice a une présomption de culpabilité. C’est cette différence que la fiction de la présomption d’innocence obscurcit. Si la police veut enquêter sur moi, elle n’en a le droit que si elle peut argumenter qu’elle a de bonnes raisons de me soupçonner de quelque chose. Autrement elle viole mon droit à l’indifférence.
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