Le geste de Soumaïla
Tout le monde semble s’émerveiller du geste de Soumaïla Cissé. Non seulement il a félicité son victorieux adversaire, mais en plus il a pris la peine de se déplacer jusqu’au domicile privé de ce dernier pour le faire. Et il n’y est pas allé tout seul : il s’est fait accompagner de son épouse. Une fois chez le nouveau Président, les caméras nous ont montré une scène que l’on ne peut qualifier que de familiale. M. Cissé a été reçu par M. Keita en présence non seulement de son épouse mais également de ses enfants. M. Cissé a longuement péroré, reconnaissant sa défaite, félicitant son adversaire et priant pour le succès du pays. La réponse de M. Keita a été plus courte mais tout aussi cordiale.
Pendant sa prise de parole, mais également plus tard devant les journalistes nationaux et internationaux, M. Cissé a souligné la signification de son geste. En Afrique a-t-il expliqué, nous ne nous contentons pas d’un coup de fil pour féliciter notre adversaire. Surtout si cet adversaire est également un ainé. Nous nous déplaçons pour lui présenter nos respects et prier pour son succès.
Cette scène semble-t-il a plu à tout le monde. Les journalistes, éditorialistes et simples anonymes ont embouché la trompette de la « Leçon de démocratie pour l’Afrique. » Le geste de Soumaïla montrait avec quelle grâce il fallait accepter la défaite dans une démocratie. M. Cissé illustrait à quel point la synthèse des valeurs africaines de consensus et de respect des ainés avec la démocratie procédurale occidentale était bénéfique au monde entier. Personnellement, j’ai assisté à la scène en oscillant entre incrédulité et peur panique pour le Mali.
D’abord évacuons une chose : cette scène n’a rien de démocratique et encore moins de républicain. Le mélange des genres entre le public et le privé est l’ennemi juré de la République. Si M. Cissé voulait reconnaître la victoire de son adversaire en respectant les formes républicaines, il ne se serait pas déplacé à son domicile privé, en pleine nuit, flanqué de son épouse pour se faire recevoir par un IBK accompagné de son épouse et de ses enfants. Il aurait pris rendez-vous pour un entretien entre leaders politiques au bureau de M. Keita, ils auraient discuté et fait une photo op’. L’entretien au domicile privé de M. Keita en présence de leurs familles respectives relève du privé et n’avait rien à faire dans la geste politique d’une République en construction, cette République fut-elle africaine.
Ce geste est-il au moins démocratique ? Je ne crois pas, contrairement à ce que beaucoup affirment, que la recherche de consensus et la connivence entre adversaires politiques soient démocratiques. Je préfère un leader politique amer et ne reconnaissant sa défaite qu’avec difficulté. La règle du jeu démocratique veut que l’on accepte la défaite. L’élégance veut qu’on le fasse avec un semblant de bonne grâce. C’est du théâtre démocratique. Il n’en demeure pas moins que le but du jeu dans une démocratie c’est non pas l’élimination des confrontations mais leur civilisation. Les plateformes proposées par les partis politiques sont la formalisation d’options fondamentales pour l’évolution de la société. Les partis s’opposent parce que justement sur des questions extrêmement importantes et déterminant la qualité de la vie de millions de personnes, ils proposent des solutions incompatibles. Dans ce cas, perdre une élection, ce n’est pas seulement perdre l’occasion d’occuper un palais présidentiel et de faire la fortune d’un certain nombre d’obligés. C’est surtout être persuadé qu’une grande partie de la population souffrira à cause de politiques que l’on estime inadéquates et dangereuses. Ce n’est pas quelque chose dont on peut se remettre facilement. Il faut l’accepter gracieusement en se disant que le peuple a malgré tout choisi son sort mais ce n’est pas parce que l’on est Cassandre que l’on doit se réjouir de la chute de Troie. Il y a un double impératif démocratique quand on perd des élections : d’une part faire de sorte à atténuer la portée des politiques de l’adversaire que l’on juge nocives et d’autre part préparer le pays à comprendre les idées que l’on porte de sorte qu’elles s’imposent à la prochaine échéance électorale.
Ce qui m’a paniqué en voyant Soumaïla Cissé se faire recevoir en famille par Ibrahima Boubacar Keita, c’est que je n’ai pas vu deux leaders conscients de leurs responsabilités et en sincère désaccord sur ce qu’il faudrait faire pour améliorer le sort du peuple malien. J’ai vu un homme ayant de justesse raté le poste le plus lucratif du pays aller faire allégeance au nouveau patron pour préserver ses futurs intérêts. J’espère que je me trompe et que Soumaïla Cissé assumera avec dignité et férocité le rôle de chef de l’opposition. J’en doute vraiment et si les maliens veulent se protéger de leur classe politique, ils ont intérêt à ne pas trop vite se réjouir du geste de Soumaïla Cissé et de la rhétorique des valeurs africaines. La seule question qui vaille est la suivante : si la classe politique est unie, contre qui se coalise-t-elle ? La réponse pourrait bien être : « Le Peuple ! »
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