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Morale et bonheur (via twitter)

Posted in Philosophie by hadyba on avril 12, 2014

Les Anciens avaient cette conception selon laquelle une vie bonne menait nécessairement au bonheur. Le sage qui mène une vie conforme à la morale est nécessairement un homme heureux. Ce seront les stoïciens qui iront le plus loin dans cette conception affirmant même que le sage est heureux même sous la torture. Que Épictète, l’un des maitres du stoïcisme ait été un esclave ayant subi la torture dans sa chair et que ‘autre maître soit Marc Aurèle qui dirigeait ce qui était encore le plus puissant empire au monde semble donner un relief saisissant à cette pensée. Aristote, quoique faisant du bonheur le Souverain Bien, affirmera cependant que « c’est parler pour ne rien dire que de dire que le sage peut l’être sous la torture. » Il soutient donc que notre bonheur dépend au moins en partie des circonstances extérieures, aussi sage que nous fussions.

Hier sur twitter, le philosophe Guy Longworth  a affirmé que la moralité n’a pas pour objectif de nous rendre heureux mais de nous rendre digne du bonheur.

À quoi j’ai répondu qu’à mon avis la morale n’a rien à voir avec le bonheur.

Ce qu’il a trouvé un peu fort quoique pas totalement antipathique comme position.

À ce point, une philosophe française utilisant le twittonyme de Gadiouka a rejoint la conversation affirmant l’on ne pouvait déconnecter la morale d’avec le bonheur même si l’acte vertueux n’a pas pour but le bonheur..

J’ai donc dit qu’il fallait que j’écrive un post de blog pour clarifier ma position.

Remarquons déjà que tous les trois protagonistes de la conversation ont un peu évolué par rapport aux Anciens : nous ne croyons pas que la morale mène au bonheur. Mon affirmation est clairement a plus forte. Je pense que la morale n’a pas de relation du tout avec le bonheur.

J’entends par là que les mécanismes pour arriver à l’une et l’autre ne sont pas les mêmes et que c’est une illusion que de penser que le fait de poursuivre l’une contribuera à l’atteinte de l’autre.

Il est toujours difficile de définir le bonheur. C’est censé être un état de plénitude dont toute peine est absente et de joie sans mélange. Un tel état est probablement impossible à atteindre. Le cas d’Épictète est instructif à deux égards sur ce point. D’une part, que son odieux maitre lui ait brisé les jambes illustre bien que nos douleurs peuvent être inévitables et provenir de circonstances indépendantes de notre volonté. D’autre part, qu’Épicure affirme être heureux malgré sa douleur peut nous aider à réviser notre définition du bonheur et adopter une définition minimale selon laquelle le bonheur serait l’acceptation équanime de ce qui ne dépend pas de nous. Même sous cette acception minimale, le bonheur dépend-il de la vertu ? Je ne le crois pas.

La moralité, c’est la soumission de tous nos actes au critère du bien et du mal. Nous essayons de savoir quels sont nos devoirs et d’agir conformément à eux. C’est Platon qui affirmait qu’une vie non soumise à l’examen ne mérite pas d’être vécue. Il me semble que l’essence de la moralité réside dans la permanente soumission de notre vie et de nos actes à l’évaluation normative en vue de faire le bien. Le fait de vivre ainsi contribue-t-il au bonheur ? Il me semble qu’il y a au moins trois raisons de penser que non.

  1. La constante soumission de nos actes à l’examen est le contraire de la tranquillité d’esprit nécessaire à l’atteinte du bonheur. Le sage grec est heureux parce qu’il fait à chaque fois automatiquement ce qu’il faut faire sans devoir s’interroger. Il me semble que cette vision d’un sage algorithmique est irréaliste. La vie est complexe et n’est pas composé d’un ensemble de cas moralement clairs dont on peut mécaniquement décider. Donc le fait même de vouloir mener une vie vertueuse me semble devoir diminuer la capacité à être heureux ou en tout cas à être serein. Être moral, c’est être scrupuleux et n’oublions pas ce qu’est à l’origine le scrupule : c’est la pénible petite pierre qui rentre dans nos chaussures et qui nous fait mal en grattant notre peau.
  2. Ensuite, ainsi que l’avait signalé Aristote, les circonstances extérieures interfèrent avec notre bonheur, de quelque manière qu’on le définisse. Épictète peut affirmer être heureux malgré la torture parce qu’il est résistant à la douleur ; que se serait-il passer si son maitre l’obligeait à renoncer à la philosophie et à constamment travailler et entretenir des conversations oiseuses plutôt que philosophiques ?  De plus, sur le plan social, être vertueux dans une société vertueuse n’est pas la même chose qu’être vertueux dans une société en déréliction. Si l’on est vertueux dans une société vertueuse, l’on est évidemment à l’aise et proche du bonheur. Dans une société en déréliction, quand on est vertueux, on est un facteur de trouble et donc combattu en permanence. Même si on a la satisfaction de faire ce que doit, il est douteux que l’on puisse atteindre le bonheur dans de telles circonstances, l’homme étant essentiellement un animal social.
  3. Enfin, le point le plus important me semble être que notre capacité à être heureux est largement gouvernée par notre biologie. Le fait d’être optimiste ou pessimiste, d’accepter ce qui nous arrive ou pas, de sourire à la vie en appréciant ce qu’il nous apporte de positif ou de nous focaliser sur les détails négatifs est largement une question d’équilibre hormonal et de neurotransmetteurs. Cela n’a rien à voir avec la moralité qui est recherche et application de règles normatives. Comme toujours en biologie, on a un ensemble de facteurs qui vont de la génétique à l’éducation qui interviennent mais supposons que notre plasticité soit telle que l’éducation soit déterminante. Dans ce cas une personne qui serait éduquée dans un milieu au système de valeurs moralement aberrant mais joyeux serait totalement heureuse tout en commettant des horreurs. Il nous est agréable de penser que les monstres ne peuvent pas être heureux. Je pense que c’est une question empirique. Il me semble cependant que le monde est bourré de monstres qui tuent d’un trait de plume. Je ne crois pas qu’ils soient moins heureux que les plus sages philosophes… bien au contraire !

Le seul endroit possible où je vois un lien entre moralité et bonheur, que la moralité fait intervenir ce que Damasio a appelé des marqueurs somatiques. Quand nous prenons une décision immorale, les marqueurs somatiques nous le signalent avec un certain sentiment douloureux mais justement c’est de nature à rendre les être moraux plus malheureux que les autres puisque ce sont eux donc l’activité est moralement évaluée par ces marqueurs biologiques alors que les sociopathes n’éprouvent aucune douleur quand ils font le mal.

PS : Il me semble que Kant défendait beaucoup mieux que moi les idées que je viens d’avancer, non ?

PPS: Ce blog renonce à toute prétention à être tenu jusqu’à ce que je sois mieux réadapté à mon nouvel environnement. Je m’en excuse.

12 Réponses

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  1. patertaciturnus said, on avril 12, 2014 at 12:10

    La formulation initiale de Longworth est tout à fait kantienne aussi : dire que la morale nous apprend à nous rendre digne du bonheur est parfaitement compatible avec la thèse kantienne selon laquelle la considération de notre bonheur n’intervient pas dans la définition de notre devoir. Chez Kant la question du bonheur n’est d’ailleurs pas complètement évacuée de la morale (même si elle est évacuée de la définition du devoir) puisqu’elle revient avec les postulats de la raison pratique.

    Chez les stoïciens je ne crois pas non plus qu’on puisse dire que la définition des devoirs est déduite de l’objectif du bonheur … j’ai plutôt l’impression que la connexion entre leur théorie des devoirs et leur théorie du bonheur est assurée par leur conception de la nature humaine qui aboutit à faire de la morale la condition nécessaire et suffisante du bonheur.
    Vous avez entendu parlé de Lawrence Becker, ce philosophe contemporain qui, d’après ce que j’ai compris,défend des thèses stoïciennes?
    http://en.wikipedia.org/wiki/Lawrence_C._Becker

    Si je vous comprends bien vous rejetez toutes les thèses suivantes :
    1) la considération du bonheur personnel sert de base à la définition des devoirs
    2) faire son devoir moral doit suffire au bonheur
    3) faire son devoir est nécessaire au bonheur
    Mais quel sort faites vous à l’expression « être digne d’être heureux »?

    Ravi de vous voir reparler de philo sur ce blog

    Elias

  2. Quentin said, on avril 13, 2014 at 10:58

    (1) semble sous-entendre que le bonheur ne peut pas se planifier, ce qui me semble faux.
    (3) Si notre bonheur est déterminé biologiquement, notre sens moral également. Partant du principe que le bien a à voir avec l’intégration sociale et que celle-ci est facteur de bonheur, il me semble qu’il y a bien un lien entre la morale et le bonheur.

  3. patertaciturnus said, on avril 13, 2014 at 12:03

    @ Quentin
    Sur 1) Kant soutient en effet le genre de thèse que vous rejetez…
    « Les impératifs de la prudence, si seulement il était aussi facile de donner un concept déterminé du bonheur, seraient tout à fait de la même nature que ceux de l’habileté ; ils seraient tout aussi bien analytiques. Car ici comme là on pourrait dire que qui veut la fin veut aussi (nécessairement selon la raison) les moyens indispensables d’y arriver qui sont en son pouvoir. Mais, par malheur, le concept du bonheur est un concept si indéterminé que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désir et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c’est-à-dire qu’ils doivent être empruntés à l’expérience, et que cependant pour l’idée du bonheur un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire. Or il est impossible qu’un être fini, si perspicace et en même temps si puissant qu’on le suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu’il veut ici véritablement. » Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs.
    Cette thèse se défend à condition de comprendre, comme Kant, le bonheur comme un absolu.

    A propos de votre remarque sur le 3)
    « Si notre bonheur est déterminé biologiquement, notre sens moral également. »
    Il me semble que c’est le genre de connexion qu’on a chez les stoïciens. Mais la raison pour laquelle nous avons du mal à croire à leur doctrine c’est que notre sélection naturelle n’harmonise pas aussi bien les choses que leur destin.

  4. ALiCe__M said, on avril 13, 2014 at 6:23

    Il existe certainement des personnes qui n’ont pas acquis le sens du bien et du mal, ou qui ne sont pas en mesure de l’acquérir; mais pour la plupart d’entre nous, il est bel et bien là, et même si on le rejette, il est difficile de l’ignorer tout à fait. Il me semble donc difficile de se sentir heureux sans une certaine adéquation avec ce sens du bien et du mal.

  5. hadyba said, on avril 14, 2014 at 5:51

    @Patertaciturnus aka Elias : Je suis tellement ravi de voir que vous avez un blog!
    Je ne connaissais pas du tout Becker. Et oui, je rejette effectivement les trois thèses que vous citez.

    Je crois que l’expression « digne d’être heureux » n’a pas de sens. Dans un monde idéal, je suppose que tout humain serait heureux. Dans le monde actuel, les gens sont heureux ou pas pour des raisons qui sont en grande partie contingentes et biologiques. Ça n’a pas de lien avec leur vertu. C’est un peu comme la beauté physique. On a tendance à attribuer aux personnes physiquement belle tout un tas de qualités mais en fait, l’existence de ces qualités chez les personnes belles est indépendante de leur beauté.

    @Quentin: « Partant du principe que le bien a à voir avec l’intégration sociale et que celle-ci est facteur de bonheur » : pas nécessairement: on peut être socialement intégré et malheureux du fait même de cette intégration. Typiquement, mener une vie « bourgeoise » est le summum de l’intégration sociale mais ce n’est un idéal de vie que pour une part de l’humanité bien moindre que ceux qui devront avoir cette sorte de vie.

    @AliCe_M: Oui, c’est un peu vers où j’allais quand j’affirmais que le lien éventuel résidait dans les marqueurs somatiques à la Damasio. Pour les personnes qui ne sont pas des sociopathes, donc, la morale serait une condition nécessaire mais pas suffisante du bonheur. Elle ne serait pas suffisante pour la raison (1) que je donne dans le texte. L’être moral, examinant tout le temps ses actes a moins de chance d’atteindre un état de satisfaction béate, ce, d’autant moins que les dilemmes moraux effectifs auxquels nous sommes confrontés dans notre vie n’ont pas toujours de solution claire.

    @tous: merci pour les commentaires et lectures. Je vais essayer de bloguer un peu plus mais suis toujours submergé par le travail (et la vie) en ce moment 😦 Or je ne blogue ni sur l’un ni sur l’autre et la politique sénégalaise n’a plus la flamboyante perversité qu’elle avait sous Wade.

  6. Phersv said, on avril 14, 2014 at 9:14

    Je n’ai pas dû bien comprendre le débat car je ne vois pas de contradiction. Kant soutient es deux thèses à la fois : que le bonheur relève du fait et donc pas du tout du devoir (comme ton propre anti-eudémonisme) mais que le devoir rend (au moins) « digne » du bonheur (ce que citait Longworth). Pour lui, je ne dois pas faire mon devoir en vue de mon bonheur mais si j’arrivais à le faire de manière désintéressée, je mériterais le bonheur (si du moins l’univers était juste et qu’un règne des fins pouvait un jour se construire…).

    Pour Kant, le Postulat de la raison pratique sur le souverain bien est que je dois croire ou espérer qu’il pourrait y avoir un lien entre ma vertu et mon bonheur même s’il n’y a rien empiriquement qui le garantisse (et même au contraire).

    Il est difficile d’être eudémoniste aujourd’hui (et de nier qu’un vertueux peut être malheureux même si les méchants ne sont peut-être pas complètement heureux). Mais je crois que même si le bonheur ne dépend pas de nous, on a un devoir de faire certains efforts de prudence minimale pour notre bonheur tant que cela ne contredit pas d’autres devoirs.

  7. Quentin said, on avril 14, 2014 at 10:13

    @hadyba
    C’est vrai il y a des contre-exemples mais il s’agit quand même d’un facteur important il me semble (l’intégration quel que soit le milieu ou groupe social d’ailleurs, c’est à dire simplement le fait d’entretenir des relations plutôt que d’être isolé). J’ai l’impression que n’importe quel groupe d’individusentretient des valeurs morales qui jouent un rôle de cohésion, même si ce ne sont pas forcément les mêmes qui sont mises en avant d’un groupe à l’autre.

  8. clodoweg said, on avril 20, 2014 at 10:29

    La Morale contient aussi sa propre récompense en ce qu’elle constitue une satisfaction narcissique.

  9. Mamadu said, on mai 4, 2014 at 6:46

    @hady, mon intuition sur cette difficile question est que la morale et le bonheur sont distincts mais pas independents. Voici tres vaguement ce que j’en pense:

    La personne morale peut ne pas être heureuse, mais dans sa hierarchie des valeurs, la morale est superieure au bonheur, en cela son malheur devient plus acceptable, car sa morale lui offre des outils capables de diluer le malheur, comme le courage, l’esperance ou la resignation.

    Quand la personne morale est heureuse, elle reconnait que son bonheur est conjoncturel, il depend de plusieurs facteurs externes a sa volonté, sa morale élève son bonheur a un autre niveau, le bonheur de la personne morale s’exprime alors à travers la gratitude, le partage, etc. Cette personne est moins attachée au bonheur en tant que tel, et s’il le perd, tout n’est pas perdu.

    Par contre, le malheur est inacceptable pour la personne non vertueuse. Aucune valeur n’est pour elle au dessus du bonheur. Pour cette personne, le malheur perçu ou craint sera combattu par tous les moyens, sans consideration morale.

    La personne immorale peut gouter au plaisir et être joyeuse, ou echapper à la douleur un temps, mais peut-elle etre heureuse? L’absence des outils de la morale qui relativisent le bonheur et le malheur le mène à une course effrenée vers l acquisition de plaisirs et une peur permanente de leur perte, rendant ainsi un etat stable de bonheur impossible.

    La morale ne garantit pas le bonheur mais l’immoralité rend le bonheur pratiquement impossible. La morale est superieure au bonheur en cela qu’elle est plus libre et controlable: tandis qu être heureux depend de l environnement, être moral ne depend que de l’agent moral lui meme et d un referent qu il a lui meme choisi. La personne morale est inquiete de la valeur normative de chaque decision, mais cette inquietude de chaque instant le rassure sur sa moralité, qui, pour elle, est la valeur la plus importante, celle qui la definit en tant qu’humain…

    « Neither pleasure nor pain are ultimate values. Pleasure must be tamed by prudence and followed by gratitude lest it be frivolous. Pain must be borne with patience and the oppressor confronted with courage lest it breed cowardice. Equal retribution is a right, though forgiveness is taller in morals. Blind vengeance is oppression. »

  10. aymericinquieme said, on juin 20, 2014 at 11:54

    Commentaire hors-sujet, je m’en excuse :
    Tu as supprimés tous tes comptes de réseaux sociaux ?
    C’est définitif ?

  11. aymericinquieme said, on juin 20, 2014 at 11:55

    (j’espère que tout va bien, sinon.)

  12. hadyba said, on juin 28, 2014 at 12:00

    Oui, ça va. J’avais juste besoin de sortir un peu du flux et travailler de manière un peu plus autocentré. Là je suis de retour sur twitter. Facebook devrait suivre dans moins d’un mois. (Mais je devrais re-quitter twitter at some point 🙂 )


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