Indomptable âme
On peut, probablement avec raison, lire Invictus comme une affirmation de la supériorité de l’âme humaine sur les cruelles et aveugles circonstances. Ce qui me frappe et me fascine quant à moi, c’est la modestie qui se dégage du premier quatrain.
Out of the night that covers me,
Black as the pit from pole to pole,
I thank whatever gods may be
For my unconquerable soul.
Henley ne se congratule pas ; il remercie les divinités, quelles qu’elles se trouvent être, pour son âme indomptable. L’on pourrait penser qu’une telle évocation, sceptique au possible dans sa forme, n’est que rhétorique. Il est possible que telle ait été l’intention de Henley. Je la trouve néanmoins très profonde. Une chose dont je me rends de plus en plus compte en effet, c’est que notre perception des évènements n’a pas grand chose à voir avec une mesure supposée objective de leur gravité. Certaines personnes traversent des atrocités sans nom en faisant tout ce qu’elles peuvent pour survivre et en gardant le sourire. D’autres, au milieu de privilèges, n’arrivent pas à en jouir, s’ennuient et se morfondent. Je sais que ça peut paraître obscurantiste de le dire ainsi mais je ne suis absolument pas convaincu par les travaux de Kahneman qui affirment que plus on est en deçà d’un certain seuil financier, plus on est plus malheureux.
Henley évoque les divinités. La biologie est dans ce domaine une divinité plutôt séduisante pour moi. Il me semble que la capacité à traverser la vie avec le sourire (et de manière symétrique l’incapacité à jouir) est largement idiosyncrasique et échappe largement à notre contrôle. J’aime croire que l’éducation apporte une contribution essentielle à l’approche optimiste ou pessimiste de la vie. Qu’elle détermine notre capacité à accepter les circonstances avec équanimité et à résister aux ténèbres. J’aimerais surtout croire que l’incapacité à apprécier la vie, par delà les circonstances est réversible. Si tel était le cas, cela voudrait dire que nous avons la possibilité d’aider ceux pour qui, selon Baudelaire:
… la terre est changée en un cachot humide,
Où l’Espérance, comme une chauve-souris,
S’en va battant les murs de son aile timide,
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;
Je souhaite qu’il en soit ainsi mais je dois avouer que quand je vois la difficulté que des personnes extrêmement brillantes ont à sortir de la dépression, je suis impressionné par la modestie de Henley. Ceux qui se portent bien et supportent les épreuves qui les accablent avec stoïcisme, doivent remercier les dieux (ou la biologie) de les avoir pourvu d’une âme capable d’ataraxie. A contrario, quand quelqu’un soufre devant le fardeau qu’est sa propre vie, il ne nous appartient pas de soupeser ce fardeau et de décider qu’il devrait pouvoir le soulever sans peine.
Bonus…
The Eliot Way
Cette discussion par James Longenbach de l’oeuvre de T.S. Eliot, qui prend prétexte de la publication de ses lettres me parait géniale. Ceci dit, je suis notoirement ignorant en matière de critique littéraire ou poétique ce qui relativise mon appréciation. J’ai aimé en tout cas.
The Eliot Way—a stultifying compulsion to weigh the details of everything from pajamas to the PhD—was something Eliot himself knew all too well. In an uncollected essay about Henry Adams, to whom Eliot was distantly related (Adams having been the great-grandson of the second president), he referred to the Eliot Way more generally as the Boston Doubt, “a scepticism which is difficult to explain to those who are not born to it.” Eliot’s ancestor Andrew Eliot had settled in Massachusetts around 1670, and there the family remained until William Greenleaf Eliot, Eliot’s grandfather, moved to St. Louis to establish the first Unitarian church west of the Mississippi. “This scepticism,” Eliot went on, “is a product, or a cause, or a concomitant, of Unitarianism.” Wherever someone infected with the Eliot Way stepped, “the ground did not simply give way, it flew into particles.” Such people “want to do something great,” said Eliot, but “they are predestined failures.”
Eliot’s first great artistic success grew from an effort to distance himself from the threat of such failure by dramatizing it. Not only the voice but the very linguistic texture of “The Love Song of J. Alfred Prufrock” embodies the typically Eliotic stalemate between fortitude and inertia (“There will be time…yet for a hundred indecisions,/And for a hundred visions and revisions,/Before the taking of a toast and tea”), the sonorous, incantatory rhyming of the words “indecisions,” “visions” and “revisions” upbraided by the fussily alliterative monosyllables of “toast” and “tea.” Subsequently, the condition of being paralyzed by a multiplicity of possible feelings became the emotional core of The Waste Land, the long poem in which the Eliot Way repeatedly thwarts erotic promise:
…
Pour Molel
Ne t’enorgueillis point, ô Mort, bien que parfois
Dite grande et terrible, car telle tu n’es point ;
Ceux sur lesquels tu t’imagines triompher
Ne meurent, pauvre Mort ; tu ne peux me tuer.
Nous tirons du repos, du sommeil, tes images,
Grand plaisir ; de toi-même en doit sortir bien plus ;
Et nos meilleurs sont les premiers à te rejoindre –
Tu soulages leurs os, tu délivres leurs âmes !
Tes maîtres sont : destin, hasard, rois, furieux ;
Tu demeures avec poison, maladie, guerre ;
Un charme, ou le pavot, peuvent nous endormir
Autant, mieux que ton dard. Pourquoi donc tant d’orgueil ?
Un somme, et nous nous éveillerons éternels ;
Et la Mort ne sera plus ; Mort, tu mourras !
……………..
Death, be not proud
Death, be not proud, though some have called thee
Mighty and dreadful, for thou art not so;
For those whom thou think’st thou dost overthrow,
Die not, poor Death, nor yet canst thou kill me.
From rest and sleep, which but thy pictures be,
Much pleasure; then from thee much more must flow,
And soonest our best men with thee do go,
Rest of their bones, and soul’s delivery.
Thou art slave to fate, chance, kings, and desperate men,
And dost with poison, war, and sickness dwell;
And poppy or charms can make us sleep as well
And better than thy stroke; why swell’st thou then?
One short sleep past, we wake eternally,
And death shall be no more; Death, thou shalt die.
John DONNE, Holy Sonnet X, 1633
Redondance
En littérature, la redondance est plutôt une mauvaise chose. La répétition a peut-être des vertus pédagogiques, elle n’en est pas moins ennuyeuse. A la rigueur, en poésie, la répétition d’un même mot ou d’une même expression peut-elle créer une impression plus durable en inscrivant de manière obsédante une image dans notre esprit. Par exemple:
Masques ! Ô Masques !
Masque noir masque rouge, vous masques blanc – et noir –
Masques aux quatre points d’où souffle l’Esprit
Senghor, Prière aux masques
Mais en fait, ces répétitions poétiques ne sont jamais vraiment redondantes dans la mesure où on peut arguer que le retour du mot a une fonction qui n’est pas nécessairement la même à (ou pas déjà accomplie par) chaque occurrence. C’est par ce retour que le rythme est marqué ce qui fait qu’on doit plutôt considérer l’ensemble des itérations comme un système unique destiné à produire un effet bien déterminé. La vraie redondance littéraire a lieu dans la prose et elle est loin d’être aussi élégante que chez Senghor. Elle tend plutôt à s’identifier, dans ce domaine, au pléonasme. Elle est plus souvent l’apanage des petits littérateurs et des discoureurs à la petite semaine que la matière des prix Nobel. Il est rare que : « des vertes et des pas mures », « sûr et certain » ou « je le dis et le répète » se retrouvent chez de grands écrivains.
Il est un domaine en revanche, dans lequel la redondance n’est pas loin d’être considérée comme une qualité: l’ingénierie. Si vous concevez des navettes spatiales ou des centrales nucléaires, vous savez que la défaillance d’un système de sécurité est catastrophique. Ce que vous faites alors, c’est que vous les multipliez et faites de sorte que quand un système ne marche pas, un autre prenne le relais. Du coup, quand il y a un incident au coeur du réacteur, c’est en même temps grave et bénin. C’est grave parce qu’il faut réparer vite et que ce n’était pas prévu. Ce n’est cependant généralement pas dramatique parce que les systèmes de sécurité sont redondants et que le temps de réparer, il y a certainement d’autres systèmes qui prennent le relais. Il me semble que c’est exactement la même chose qui se passe dans les systèmes biologiques que nous sommes: nous avons plusieurs sous-systèmes qui ont évolué de la même manière et qui accomplissent des fonctions semblables. Plus un système est complexe, plus il est tolérant à la redondance voire en a besoin.
Une conséquence de la redondance, c’est qu’en temps normal, quand on décortique le système, on a l’impression que certaines composantes ne servent à rien.
-Vous avez telle sécurité dira l’expert, pourquoi diable avez vous besoin des systèmes y, z et w qui ont exactement la même fonction? N’est-ce pas là du gâchis? Nous avons besoin d’être efficace et de surveiller les coûts alors vos scrupules d’ingénieur, vous vous les gardez!
-Mais Monsieur…
-Non, il n’y a pas de mais qui tienne, je suis un expert, ce n’est pas un petit ingénieur, fonctionnaire de surcroît qui me dira comment réorganiser tout ça!
Vous comprenez maintenant pourquoi je vous parle de redondance? Cet automne, les RER au départ de mon lieu d’habitation étaient tout le temps en retard. Ils nous ont donné comme excuse qu’il y avait des feuilles sur la voie. J’étais juste abasourdi: l’automne survient chaque année et il y a immanquablement des feuilles sur la voie en automne. Pourquoi cela devrait-il poser des problèmes cette année? Le 8 décembre, une dizaine de centimètres de neige a presque totalement paralysé l’île de France, y compris les métros. Ce weekend de Noël, Roissy s’est retrouvé à court d’un liquide permettant de dégivrer les avions et ADP a géré de manière absolument catastrophique l’arrivée de la neige. Il me semble qu’on peut voir dans chacun de ces cas la conséquence de décisions prises ces dernières années et consistant à éviter la redondance au nom de la rationalité économique. Les entreprises et les grands ensembles urbains sont des systèmes complexes par excellence. Si on les gère en ayant comme seul impératif de minimiser les coûts, on se prive de la possibilité d’avoir des personnels qualifiés qui n’ont vraiment de travail que de manière cyclique mais qui à ce moment là s’avèrent précieux. Les évènements inhabituels se transforment en catastrophes juste parce que des crétins sans vision ne comprennent même pas la nature complexe des organisations dont ils ont la charge. Le pire, c’est que même sur le plan économique, il est probable que l’inexistence de ces personnels finit par coûter plus cher que le fait de les avoir et de les voir s’ennuyer au boulot une partie de l’année. Mais ça, essayez donc de le faire entrer dans la tête d’un soi disant libéral.
Photo volée ici.
Now when she died there was silence in heaven
And silence at her end of the street
TS Eliot Aunt Helen
Les Maisons
Alors un maçon vint et dit, Parlez nous des Maisons.
Et il répondit et dit :
Construisez dans votre imaginaire une retraite dans le désert, avant de bâtir une maison dans l’enceinte de la ville.
Car de même que vous vous en retournez chez vous au crépuscule, ainsi en est-il du voyageur qui est en vous, l’éternel isolé et solitaire.
Votre maison est votre corps déployé.
Elle s’épanouit au soleil et dort dans le silence de la nuit ; et ne reste pas sans rêves. Votre maison ne rêve-t-elle pas, et rêvant, quitte la ville pour la forêt ou le sommet de la colline ?
O, si je pouvais rassembler vos maisons dans ma main et tel un semeur les éparpiller dans la forêt ou dans la prairie.
Que les vallées soient vos rues et les verts sentiers vos allées, que vous puissiez vous chercher à travers les vignes, et revenir avec les senteurs de la terre dans vos vêtements.
Mais le temps pour ces choses n’est pas encore venu.
Dans leur peur, vos aïeux vous ont rassemblés trop près les uns des autres. Et cette peur durera encore un peu. Encore un peu, les murs de vos cités sépareront vos foyers de vos champs.
Et dites-moi, peuple d’Orphalese, qu’avez vous dans ces maisons ? Que gardez-vous derrière ces portes verrouillées ?
Avez-vous la paix, la force tranquille qui révèle votre puissance ?
Avez-vous des souvenirs, ces voûtes scintillantes qui enjambent les sommets de l’esprit ?
Avez-vous la beauté, qui mène le cœur des choses façonnées dans le bois et la pierre vers la montagne sainte ?
Dites-moi, avez-vous ces choses en vos demeures ?
Ou n’avez-vous que le confort, ou la convoitise du confort, cette chose furtive qui se glisse dans la maison comme un invité, puis devient un hôte, et puis un maître ?
Oui, et il devient dompteur qui avec fourche et fouet fait des pantins de vos plus généreux désirs.
Bien que ses mains soient de velours, son cœur est de fer.
Il vous berce jusqu’au sommeil, afin de rester à votre chevet et se moquer de la dignité de la chair.
Il se moque de vos sens qui sont robustes, et les couche dans l’ouate comme des vases fragiles.
En vérité, le désir du confort assassine l’ardeur de l’âme, et suit en ricanant ses funérailles.
Mais vous, enfants des espaces, vous dont le repos est toujours tourmenté, vous ne serez ni capturés ni domptés.
Votre maison ne sera pas une ancre, mais un mât.
Elle ne sera pas une étoffe chatoyante qui couvre une plaie, mais une paupière qui protège l’œil.
Vous ne replierez pas vos ailes afin de pouvoir franchir les portes, ni ne courberez vos têtes de sorte qu’elles ne heurtent le plafond, ni ne craindrez de respirer, de peur que les murs ne se fissurent et tombent.
Vous ne résiderez pas dans des tombes faites par les morts pour les vivants.
Et même regorgeant de magnificence et de splendeur, votre maison ne retiendra pas votre secret, ni n’abritera vos désirs.
Car ce qui est illimité en vous demeure dans le palais du ciel, dont la porte est la brume du matin, et dont les fenêtres sont les chants et les silences de la nuit.
Khalil Gibran, Le Prophète
Texte intégral ici. C’est cet article qui m’y a fait repenser.
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