Timshel
Dans la rubrique je-relis-les-livres-qui-ont-bercé-mon-adolescence-et-qui-sont-toujours-chez-mes-parents: viens juste de finir A l’est d’Eden de John Steinbeck. Je me demande comment j’avais fait pour rater ça! En fait je suppose que je ne l’avais pas vraiment raté mais que lors de ma première lecture j’étais trop jeune pour attacher la moindre importance au fait que ce livre n’est rien d’autre qu’une ré-exploration explicite de l’histoire de Caen et de Abel et de ses implications. A mon avis c’est à mettre au crédit du livre que le lycéen que j’étais alors ait pu en dévorer les mille pages sans discontinuer, sans en comprendre les implications profondes mais en en ayant gardé un souvenir tel que plus de dix ans plus tard, il a éprouvé le besoin de le relire.
D’une certaine manière, on peut lire le livre comme tentant de répondre à la question suivante: « Que se passe-t-il après que Dieu et le Diable se sont unis pour engendrer des enfants? » Si nous sommes le fruit d’une création/confrontation entre l’être absolument parfait et l’être absolument maléfique, sans une once de bonté en lui, quel est notre destin? Sommes-nous obligés de devenir parfaits ou maléfiques, sans nuance? Ce que montre Steinbeck, c’est que, parce que justement nous avons en nous le Bien et le Mal, parce que ces deux forces cosmiques se battent en nous, nous sommes absolument libres de construire notre destinée.
Présenté comme ça, ce livre a l’air chiant mais ce n’est absolument pas le cas! C’est d’abord et avant tout un excellent roman écrit par un type qui est sans doute l’un des meilleurs raconteurs d’histoire qui aient peuplé notre terre. C’est drôle, bien écrit et les personnages, mêmes secondaires, sont tous consistants.
Pour ceux qui aiment les psychopathes, je leur conseille de suivre le personnage de Kate. Ca m’a scié de voir ce personnage et d’en lire la description psychologique à la lumière de ce que quelqu’un comme Jesse Prinz dit des psychopathes. L’impression que Steinbeck a créé ce personnage en se documentant grâce aux recherches des gens qui essaient actuellement de comprendre comment fonctionne l’esprit des tueurs en série. Seul problème, le livre date de 1952 et je suis sûr que Jessee Prinz n’était probablement même pas encore né!
Toujours à propos de la liberté et de la nécessité. Il y a une semaine, j’ai présenté un talk devant le séminaire doctoral de Philosophie Morale et Politique de l’UCAD. J’ai défendu l’idée que vus les progrès des sciences, et vue la situation géopolitique actuelle, il fallait impérativement que la morale devienne scientifique et que seule l’éthique pouvait demeurer non scientifique. J’ai appuyé ça sur des données de neurosciences, sur les expériences du genre Knobe effect et sur la théorie de l’évolution. Même moi, j’y croyais presque! Je m’attendais à ce que ces philosophes absolument pas naturalistes me lynchent sur place mais ils ont été très civilisés. N’empêche qu’à un moment, l’un des étudiants m’a fait l’objection fatale suivante: supposons que tu aies raison, que tout soit question d’équilibre hormonal, de génétique et de neurotransmetteurs, comment la liberté humaine est-elle possible? Sur le coup, j’ai cru apporter une réponse en m’appuyant sur le truc de Pascal selon lequel en pliant suffisamment la machine, on change sa volonté. Étant donné que la décision initiale de ‘plier la machine’ est volontaire, le déterminisme mental qui en découle grâce au nouvel équilibre physiologique qu’induit cette pratique nouvelle est également le fruit de ma libre volonté. Hum… En y réfléchissant, je pense que si je suis vraiment un naturaliste conséquent, je dois dire que ma décision initiale de faire du sport par exemple est le fruit d’un équilibre physiologique et que donc il n’est pas possible de sortir du cercle des déterminismes. Si nous délirons un peu, nous dirons que dans le futur, on pourra cartographier précisément ma nature et on devrait créer des médicaments pour corriger cette structure génético-psychologique. Vous avez un enfant, il a telle structure, vous savez que ça signifie qu’il sera intelligent mais procrastinateur et vous lui ajoutez un peu d’antiprocrastinator pour la route! Ça ressemble un peu au monde de Fahrenheit 451 non? Mais si ça se trouve, c’est juste ma théorie initiale du tout biologique qui est stupide…. Mais franchement, ça me vexerait que ce soit le cas: j’y ai réfléchi au moins trois jours entiers
PS: Je ne vous ferais bien évidemment pas l’insulte de faire semblant de vous apprendre ce que signifie Timshel. Sachant que les honorables lecteurs réguliers de ce blog passent leur vie à fréquenter des séminaires d’hébreux ou d’étude biblique, je suis sûr qu’ils n’auront aucun mal à trouver… Les autres peuvent lire le livre et suivre dedans l’épisode des sages chinois qui font de la recherche.
PPS: Rien à voir mais j’écoute en ce moment, grâce à mon grand frère, Marcus Miller qui rend hommage à Miles. Tout simplement divin!….. Et beaucoup de Springsteen. Ce type (Springsteen) m’impressionne
Steinbeck, les souris et les boat-people africains
Ce weekend j’ai discuté avec une de mes amies de Dakar. A un moment, la conversation a tourné autour de toutes ces personnes qui embarquent à bord de pirogues absolument inadaptées pour essayer d’atteindre les îles Canaries. C’est vraiment stupide lui disais-je. Et que l’on m’épargne le couplet sur la misère : une fois en Espagne, ne parlant pas espagnol, souvent sans qualifications et sans papiers, ils vivront dans une misère encore plus noire et qui ne sera même pas éclairé par un temps clément. [Décidément, je ne me fais toujours pas à l’hiver au bout de 4 ans!] Et là, mon amie m’a confié une chose qui m’a un peu coupé le souffle et expliquerait le comportement, à première vue suicidaire, de ces personnes. Selon elle, une rumeur persistante dans les quartiers pauvres du pays veut qu’en Espagne il y ait pénurie de main d’oeuvre dans les fermes, le bâtiment and so on. Étant donné que ce sont là des emplois qui ne demandent pas vraiment de qualifications et qu’ils sont prêts à travailler, il n’est pas irrationnel que ces jeunes fassent le voyage. OK, mais c’est quand même franchement stupide de prendre la pirogue pour un si long périple non? Bof, il suffit juste d’être un peu désespéré (Ex: vous avez 33 ans, n’avez jamais travaillé de votre vie, squattez chez des parents qui ne gagnent eux-mêmes pas beaucoup d’argent, ne voyez aucun miracle par lequel vous trouveriez un emploi et observez que la majorité de vos amis sont dans la même situation que vous.) et de n’avoir aucune notion de navigation, pour se laisser tenter…. La question que se posait mon amie était celle de savoir si ce n’étaient pas les fabricants de pirogues qui faisaient courir ces rumeurs. Personnellement je me garderais bien d’accuser sans preuves une si respectable corporation qui prend le relais quand Air France et les autres compagnies aériennes se refusent à assurer…
Cette histoire de rumeur m’a en tout cas rappelé un livre de John Steinbeck qui a été adapté, je crois, au cinéma: Les raisins de la colère. Dans ce livre, Steinbeck nous fait suivre une famille de petits fermiers du Midwest qui décident d’émigrer en Californie. Petit à petit, on se rend compte que cette famille suit un mouvement général qui voit la majorité des agriculteurs de cette région partir vers l’ouest. Ce déplacement est motivé d’abord par la pauvreté: leurs fermes sont hypothéquées et ne rapportent plus assez d’argent pour payer les traites et nourrir la famille mais surtout ils reçoivent de très beaux prospectus dépeignant la Californie comme le paradis sur terre où les salaires sont élevés et où on n’a qu’à poser un fruit par terre pour qu’un arbre fruitier pousse. Non seulement le voyage est d’une tristesse infinie (globalement, le livre est très triste quoique souvent on ne puisse s’empêcher de rire.) mais en plus, un fois sur place, nos voyageurs se rendent compte qu’il y a plus de postulants que d’emplois grace à l’exode massif des midwesterns. Ce qui fait que l’on se demande qui imprimait ces prospectus: les banquiers désirant récupérer les terres et les revendre à de gros exploitants ou les fermiers californiens désirant attirer de la main d’oeuvre bon marché? De plus ils sont victimes de la xénophobie des autochtones qui les appellent tous Okies même quand ils ne viennent pas de l’Oklahoma. Les raisins de la colère est l’un des meilleurs de la période communiste de Steinbeck et se termine par une sorte de sermon affirmant que le mépris et la misère économique étaient le terreau sur lequel s’épanouiraient les raisins d’une colère juste des prolétaires et d’une révolution. Dans le cas du Midwest d’après la crise de ’29 tout comme dans le cas des boat-peoples africains actuels, il y a des gens qui profitent de la misère des uns pour s’enrichir mais personnellement je ne crois pas vraiment à la révolution. En revanche je crois en la science et en l’égoïsme humain, c’est pourquoi je m’en vais vous parler de la psychologie des souris.
Une expérience de psychosociologie assez connue est la suivante: on prend des souris et on les met dans un milieu confiné avec des ressources limitées. Au début les choses se passent très bien. La communauté souris s’agrandit tranquillement et harmonieusement. Puis, à mesure que la population augmente et que les ressources se raréfient, les souris commencent à se battre entre elles, des maladies surviennent et le taux de mortalité augmente jusqu’à ce que la population revienne à un niveau compatible avec les ressources disponibles. Quel est le lien avec l’Afrique? Je sais que tout le monde va hurler devant tant de naturalisme voire de cynisme, mais je pense que dans la plupart des pays africains, nous nous trouvons exactement dans la même situation que ces souris i.e. confinés dans un espace clos avec des ressources très limitées (ou en tout cas très injustement réparties). La différence est que nous avons un cerveau plus grand ce qui fait que les plus pauvres se rendent compte de leur situation et essaient par tous les moyens de fuir cet espace confiné. Voici pour la science. Pour l’égoïsme, nous avons besoin de nos voisins du Nord qui n’ont aucune envie de se faire envahir par des bateaux d’immigrants clandestins. Cet égoïsme me semble être une chance pour les pays pauvres parce qu’une fois qu’il sera clair que les murs et patrouilles ne suffiront pas à stopper les clandestins, les européens n’auront d’autre choix que de promouvoir un système international plus juste dans lequel, par exemple, le paysan du Mali ne sera pas obligé d’abandonner sa ferme parce que les subventions aux producteurs du Nord empêchent son coton d’être compétitif. En attendant cette prise de conscience, nous pouvons toujours soutenir Madonna et Jeffrey Sachs!
PS: Je trouve ce post vraiment pourri mais je vais probablement le mettre alors si t’es arrivé jusqu’ici cher lecteur, soit t’es maso, soit ce post n’est finalement pas si pourri que ça. Dis-moi ce qu’il en est STP!
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