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Épistémologie de l’impunité policière

Posted in Philosophie, Politique by hadyba on juin 6, 2020

[Crédit: Hugo Aymar pour L’Humanité]


Que savons-nous ? Clairement, nous savons que Bill Gates est un milliardaire ou que je suis enseignant en philosophie à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar. Nous savons bien sûr beaucoup, beaucoup d’autres choses. Notre stock de connaissance est potentiellement infini. Ces connaissances sont plus ou moins réfragrables bien sûr mais il me semble que les deux connaissances que j’ai données sont plutôt assurées et non controversées. Le sont-elles ? Vraiment ?

La fortune de Bill Gates est-elle assurée ? N’y a-t-il aucune possibilité qu’elle soit surévaluée ? N’est-il pas possible que Bill Gates ne soit qu’un prête-nom et que le véritable propriétaire de Microsoft ne soit la CIA ?

Il arrive effectivement que des entreprises trichent sur leur santé financière. Il est improbable que ce soit le cas de Microsoft mais ce n’est certainement pas impossible. Supposons qu’un psychopathe mette un pistolet sur la tempe de votre enfant et vous demande si vous voulez parier sa vie sur la santé financière de Microsoft, le ferez vous ? Si Microsoft est en bonne santé, on vous donne 10% de la boite, sinon, on tire. Si vous savez, au delà de tout doute que les comptes de Microsoft sont honnêtes, il serait irrationnel de ne pas parier dessus la vie de votre enfant mais le ferez-vous ? Probablement pas. Donc vous admettez qu’il y a une petite possibilité que Bill Gates soit, en fait, ruiné.

Quant au scenario selon lequel Microsoft appartiendrait effectivement à la CIA et non à Bill Gates, quand on y réfléchit un peu, c’est encore moins déraisonnable. On sait bien que la CIA achète et crée des entreprises. Le monde entier a un produit microsoft dans son ordinateur. Ça veut dire que Microsoft a potentiellement accès aux informations stockés dans les ordinateurs du monde entier. Qu’est-ce qui est plus probable : qu’une puissance impériale comme les USA crée une telle entreprise pour contrôler le monde ou bien que quelques jeunes de Harvard aient pensé tout seul un système aussi sophistiqué et l’aient implémenté ?

Si vous prenez au séreux les arguments précédents, il vous devient impossible de dire que vous savez que Bill Gates est riche.

Je peux également construire un scenario qui mine ma confiance dans le fait que je suis enseignant à l’UCAD. Après tout, si j’étais un délirant interné dans un service psychiatrique et s’imaginant vivre la belle vie de professeur, j’aurais également l’impression de savoir que je suis enseignant à l’UCAD.

David Lewis a un article titré « Insaisissable connaissance » (pdf) dans lequel il soutient que la connaissance n’est possible que quand nous ignorons les alternatives que nous pouvons légitimement ignorer. Ces alternatives ne peuvent pas être réfutées : elles doivent être ignorées. Dès l’instant où je discute ces alternatives là, ma connaissance, parfaitement légitime jusque là, m’échappe. Par exemple, si vous soutenez que je ne suis pas enseignant à l’université mais un délirant enfermé dans sa cabine à Fann, dès que je m’amuse à discuter cette possibilité, je mine mon savoir selon lequel je suis ce que je prétends être. C’est la force du scepticisme.

J’ai repensé à Elusive knowledge lors d’une discussion concernant les violences policières en France et notamment le cas Adama Traoré. La famille Traoré fait pression pour obtenir justice suite au décès d’un des fils aux mains de la police. En ce qui me concerne, une personne qui meurt lors d’une interpellation policière, que ce soit en France, aux États Unis ou au Sénégal est mort victime de violence policière. C’est aux policiers de veiller à ce que quiconque est entre leurs mains en ressorte vivant et en bonne santé. S’il meurt, je considère, jusqu’à preuve du contraire que les policiers l’ont tué. La charge de la preuve leur incombe. Si j’ai cette position par défaut partout au monde, je l’ai encore plus quand un noir meurt aux mains de la police d’un pays où existe un racisme systémique comme la France. Le cas Traoré me paraissait donc clair. Bien évidemment, entre les principes et les situations concrètes il y a tout un monde. En l’occurrence, on m’a signalé qu’il y avait eu, dans cette histoire pas moins de 6 autopsies dont certaines avaient conclu à une non responsabilité de la police et d’autres à sa responsabilité. On s’attendrait à ce que les autopsies commandées par les autorités aillent dans un sens et celles commandées par la famille dans l’autre. Apparemment il n’en est rien.

Le doute devrait donc bénéficier aux policiers et mon « principe » n’est rien d’autre qu’un préjugé anti-policier. Je n’en suis cependant pas si sûr. Je ne crois pas que les médecins qui vont dans un sens ou dans un autre soient malhonnêtes. Ce qui est critique ici, c’est l’attitude avec laquelle on aborde les autopsies. Toute connaissance, nous a montré Lewis, est dépendante de l’ignorance d’explications alternatives jugées non pertinentes. Dès l’instant où on fait entrer ces alternatives là dans le contexte conscient de production de la connaissance, on crée de l’ignorance. Pour juger des bavures policières, il y a deux manière de faire : soit on regarde statistiquement, soit on regarde les cas individuels. Statistiquement, il est indéniable que certaines populations (déshéritées, racisées, etc.) sont victimes, à leur détriment, d’un traitement différencié de la part de la police.

Quid des cas individuels maintenant ? On se rend compte que pour chaque cas individuel, il y a toujours une bonne raison d’acquitter les policiers. Ce qui serait intéressant maintenant, c’est de se demander ce qui se passe quand les policiers s’attaquent à des personnes qui n’appartiennent pas aux populations stigmatisées. Mon hypothèse est que les policiers sont plus souvent punies pour la raison suivante : dans un cas, tout l’arsenal juridique va être mobilisé pour poser des questions oiseuses. De l’enquête policière à l’autopsie en passant par le procès on va mettre en évidence des explications alternatives qui auraient normalement été ignorées. Dans l’autre, les alternatives non pertinentes ne sont jamais évoquées. C’est exactement ce qui se passe quand on mène une enquête pour viol en société patriarcale. On va poser des questions sur la victime, son mode de vie, son habillement, son éventuel consentement inconscient, ce que le violeur a perçu, etc.… Au terme du processus, il devient difficile a jury de se faire un avis et le violeur est quasiment toujours condamné à une peine légère, quand toutefois il l’est. A contrario, quand c’est un délit réprouvé par la société comme le vol, la justice est plus expéditive. Elle constate les faits, ne se pose pas trop de questions et « applique » la loi.

Les violences policières sont investiguées comme le viol. Le système judiciaire se perd dans les affres de l’épistémologie et en ressort avec un doute philosophique qui profite aux policiers. C’est un processus certes inconscient mais systémique de production d’ignorance et d’injustice. D’ailleurs les policiers ne s’y trompent pas. Ils savent très bien qui maltraiter et qui ne pas mal traiter. Les citoyens le savent également. En France ou aux États Unis, mes collègues blancs peuvent engueuler un policier ou lui tenir tête. Je ne me permettrais jamais d’y prolonger la discussion avec un policier. Je peux me plaindre après à ses supérieurs mais sur le moment, je ne vais pas m’aventurer à risquer mon intégrité physique. Quand je suis au Sénégal, je peux me permettre d’engueuler un policier qui se conduit mal contre moi. Je sais très bien que je ne risque pas grand chose et que s’il s’aventurait à commettre une bavure il en paierait le prix.

Revenons maintenant aux manifestations pour que la famille Traoré obtienne justice. Dans l’absolu, dans un monde idéal, on pourrait dire que c’est une pression intolérable exercée sur la justice. Dans le monde réel, c’est indispensable pour que la justice française cesse de faire de l’épistémologie. Rendre justice n’est pas une opération mécanique qui se fait in abstracto. C’est un processus social complexe qui dépend d’un certain nombre de facteurs conscients et/ou inconscients.

Suis-je en train de dire que dans le cas où un policier est impliqué, nous devons cesser d’accorder une présomption d’innocence à ce policier et que donc il faudrait être injuste envers le policier ? Non, ce que je dis, c’est que nous devons appliquer les mêmes standards de preuve à tous les crimes et délits similaires. Le fonctionnement normal de la justice ne relève pas de l’épistémologie. Quand la justice se perd dans des discussions philosophiques, ça veut dire qu’elle sort de son rôle pour, non pas chercher la vérité, mais produire activement l’ignorance qui lui permettra de décider dans la direction qui lui agrée. Les manifestations sont donc une manière pour les acteurs de rétablir l’équilibre. C’est Althusser qui disait que la justice était, au même titre que la police, un des appareils répressifs de l’État. Il est donc compréhensible qu’elle ait tendance à protéger les autres démembrements de l’État. Cela est d’autant plus compréhensible que les cas soumis à l’appréciation de la justice sont rarement clairs. Il y a souvent un certain niveau d’indécidable que le juge ou le jury doit trancher. C’est a posteriori que se reconstruit l’argumentation imparable ayant mené ou verdict. Sur ce point, le philosophe Roy Soerensen a un papier intéressant où il dit que nécessairement, dans certains cas, le juge ment (pdf).


 

Pour Habré (et le Zimbabwe accessoirement)

Posted in Afrique, Sénégal by hadyba on juillet 20, 2015

HisseneHabre

C’est donc ce matin que le Sénégal juge Hissène Habré. J’ai rarement été d’accord avec l’ancien Président Wade mais si je trouvais ses tergiversations ignobles, j’ai toujours trouvé que son refus de juger Habré était la seule décision non seulement honorable mais également réaliste pour le Sénégal et l’Afrique. J’aurais juste préféré qu’il ait exprimé un refus clair et net de juger Habré au lieu de louvoyer avec la soi-disant communauté internationale.

Je n’ai strictement aucune sympathie pour Habré. C’est un affreux personnage, un tortionnaire, un assassin et un dictateur de la pire espèce. Je lui souhaite de mourir dans d’atroces souffrances et de griller en enfer. Je trouve malgré tout qu’il aurait du bénéficier de la protection de l’État du Sénégal contre vents et marées. Non pas, comme le disent certains parce qu’il s’est intégré à la communauté sénégalaise, a épousé une sénégalaise et a corrompu nos chefs religieux a des enfants sénégalais –ça, c’est les raisons pour lesquelles nous aurions dû le juger– mais tout simplement à cause de la continuité de l’État. À un moment en 1990, l’État du Sénégal s’est engagé à accueillir un ancien dictateur de sorte que ne se perpétue pas dans son pays une sanglante guerre civile[1]. Quoiqu’on pense du personnage, dès l’instant où l’État du Sénégal a décidé de l’accueillir et de lui accorder l’immunité, je crois que la seule attitude républicaine est de s’y tenir de manière trans-temporelle.

Par ailleurs, au delà de cet aspect républicain dont j’estime qu’il devrait suffire à clore le débat si nos dirigeants n’étaient pas des carpettes décidées à plaire à tout prix aux desiderata des occidentaux, j’estime que ce procès est dangereux pour l’Afrique. On peut le déplorer mais il y a encore des dictateurs en Afrique. Ce sont des vestiges de l’histoire mais leur pouvoir de nuisance est grand et il faudra au moins une vingtaine d’années pour que nous en soyons débarrassés. Une question qui se pose est de savoir comment nous allons nous en débarrasser. Sera-ce sanglant ou pacifique ? Ce qui pourrait inciter certains dictateurs à ne pas mourir au pouvoir, c’est la certitude qu’en cas de départ négocié, ils peuvent vivre une retraite paisible aux Almadies et que les cris de leurs victimes ne les y dérangeront jamais. S’ils savent qu’en cas de démission, ce n’est qu’une question de temps avant qu’on ne les juge, ces psychopathes préféreront, à l’instar de Bachar El-Assad bombarder leur propre peuple et mourir au pouvoir que de s’exiler et être rattrapé par la justice 25 ans plus tard. On parle ici de milliers voire de millions de morts potentiels. Je préfère un Mugabé ou un Sassou Nguessou qui se prélassent dans le luxe à Dakar à un Zimbabwe ou un Congo totalement ravagés par la guerre civile juste parce qu’ils ont peur de se faire juger quelques années après avoir volontairement cédé le pouvoir. Or, c’est exactement ce message que le procès Habré envoie à tous les dictateurs africains : accrochez-vous au pouvoir ou bien il n’y aura pas un endroit dans le vaste monde où vous pourrez tranquillement jouir de la fortune que vous avez volée. Je crains de savoir ce que ces psychopathes choisiront confrontés à une telle alternative et je ne crois pas que ce soit bénéfique à leurs victimes actuelles et futures.

Quid de la morale ? Habré, comme je l’ai dit plus haut est un horrible personnage et je suis de tout cœur avec ses victimes. Malgré tout, je crois que le plus immoral dans cette histoire, ce n’est pas que Habré ne soit pas jugé ; c’est que son jugement ne soit rien d’autre qu’une vengeance. Habré sera jugé. Gageons qu’à aucun moment ne seront évoqués ses liens avec la CIA et l’État français. Habré n’est pas n’importe quel chef de guerre inculte ; c’est d’abord un intellectuel diplômé de Sciences Po Paris et ayant pris le pouvoir, gouverné et torturé avec l’aide de puissances occidentales en guerre contre la Libye. Juger Habré en restant muet sur les bras qui l’armaient et l’aidaient à contrôler sa population, ce n’est pas de la justice, c’est du théâtre. Si Human Rights Watch veut aider les africains, je lui suggère de s’intéresser aux forces économiques qui pillent méthodiquement le continent et empêche que n’émergent de vraies démocraties. Ce sont ces forces là qui nous empêchent de mettre en place des systèmes de santé et d’éducation viables et c’est cette oppression économique là qui permet la naissance de monstres comme Habré. Juger Habré 25 ans plus tard nuira peut-être au Zimbabwe et ne fera rien pour le Niger dont Areva continuera à voler l’uranium tout en polluant la région d’extraction.

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[1] Je sais, ce n’est là que la raison officielle. La vraie raison est que le mec avait rendu de signalés services à la CIA et aux français et qu’on lui renvoyait l’ascenseur. Sur les liens entre Habré et la CIA cet article est de Foreign Policy est instructif: http://foreignpolicy.com/2014/01/24/our-man-in-africa/

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Austin et la présomption d’innocence

Posted in Philosophie by hadyba on mars 20, 2013

J’ai toujours trouvé presque contradictoire la notion juridique de présomption d’innocence. Les juristes disent que tout individu est présumé innocent tant qu’il n’a pas été déclaré coupable par un tribunal. Supposons que nous prenions vraiment au sérieux cette affirmation. Que se passerait-il si la police ou la justice mettait en cause un individu dans une affaire criminelle quelconque ? Il me semble qu’une telle définition de la présomption d’innocence aurait pour conséquence de rendre impossible toute enquête.

Supposons que les policiers aient de bonnes raisons de penser que j’ai assassiné quelqu’un. Pour qu’ils puissent étayer leur dossier contre moi, il faut qu’ils mènent une enquête et cherchent des preuves leur permettant de m’inculper. Dans le cours de l’enquête, ils peuvent certes m’innocenter mais ils peuvent également trouver suffisamment de preuves pour me faire comparaitre devant un juge. Supposons que je sois au courant que les flics me soupçonnent et interrogent mon entourage sur mes allées et venues. Si nous acceptons le principe selon lequel tout homme est présumé innocent jusqu’à ce qu’il soit déclaré coupable par une autorité judiciaire et si nous l’associons avec cet autre principe selon lequel tout citoyen a droit au respect de sa vie privée, alors je pourrais empêcher que l’enquête n’ait lieu. Il me suffirait de porter plainte contre la police en argumentant que puisque je suis présumé innocent et puisque j’ai droit au respect de ma vie privée, la police n’a aucun droit d’ouvrir une enquête sur moi. Elle peut et doit certes enquêter sur le meurtre mais tant que je suis présumé innocent, elle doit strictement respecter ma vie privée et ne pas me harceler.

Si ce que je dis là ne vous paraît pas convaincant, considérez ce qui se passerait dans un cas vous prendriez vraiment au sérieux ma présomption d’innocence. Supposons que je sois à Dakar et qu’un inconnu soit tué à New York. Supposons que la police New Yorkaise persiste à m’accuser d’avoir commis le meurtre lors même que je lui ai dit que je me trouvais à Dakar et ne connais pas du tout la personne tuée et ne suis jamais allé à New York. Dans ce cas, je serais totalement justifié à porter plainte contre la police new yorkaise pour harcèlement et à ignorer les éventuelles convocations qu’elle pourrait m’adresser. Dans un cas où mon innocence n’est pas aussi évidente, il me serait plus difficile d’échapper à un éventuel harcèlement de la police new yorkaise même si je suis vraiment innocent. Et pourtant, dans les deux cas, je suis également présumé innocent et je devrais être traité de la même manière jusqu’à ce qu’un juge me déclare coupable.

Quoique la notion de présomption d’innocence soit censée garantir que les prévenus soient traités comme des innocents tant qu’un tribunal ne les a pas déclaré coupable, il me semble qu’elle est fondamentalement contradictoire. Le système judiciaire d’un état démocratique n’a absolument aucune raison de s’intéresser à un individu qu’il présume innocent. C’est parce que les flics et juges présument que vous êtes impliqués qu’ils mènent une enquête sur vous.

Il me semble que c’est cette contradiction de la notion de présomption d’innocence que Karim Wade et ses complices ont réussi à mettre en lumière en faisant condamner l’État du Sénégal par la Cour de Justice de la CEDEAO. Dans le cadre de l’enquête sur les biens mal acquis, ils sont interdits de sortie du territoire national. L’on peut considérer que c’est là une décision parfaitement raisonnable. Karim Wade est français et sénégalais, il a volé immensément d’argent à l’État du Sénégal et s’il retourne en France, il nous sera impossible d’obtenir son extradition et de le juger. S’il s’installe dans un pays n’ayant pas d’accords d’extradition avec le Sénégal, ce sera encore pire. Malgré tout, la Cour de Justice de la CEDEAO a décidé de condamner l’État du Sénégal parce que Karim et consorts étant présumés innocents, une interdiction de sortie du territoire national est une violation de leur liberté de circulation. L’État du Sénégal a courageusement décidé d’envoyer la Cour sous régional se faire voir. Ce que j’approuve.

Reste le problème conceptuel. La présomption d’innocence est elle incompatible avec la possibilité même d’une enquête judiciaire ? Il me semble que c’est l’expression présomption d’innocence elle-même qui est fallacieuse et sa que compréhension littérale est potentiellement dangereuse. Pour le voir, intéressons-nous un peu à ce que dit Austin sur le performatif.

Prenons le cas du mariage religieux chrétien. Un couple chrétien n’est marié religieusement qu’après qu’un prêtre aura prononcé lors d’une cérémonie la phrase rituelle : « Je vous déclare mari et femme. ». Par cette phrase, le prêtre ne décrit pas ce qu’il est en train de faire. Cette phrase crée littéralement le mariage. Il suffit qu’un prêtre prononce cette phrase dans certaines conditions bien définies pour qu’un mariage soit créé. C’est une phrase qui accomplit une action. Austin nomme ce type de phrase des performatifs. Il ne suffit cependant pas de prononcer la phrase « je vous déclare mari et femme » devant un couple pour créer un mariage. Si par exemple un prêtre catholique prononçait cette phrase devant un couple qui ne lui a rien demandé ou si un fou avait pris la place du prêtre lors d’une authentique cérémonie de mariage, l’action échouerait. Les performatifs obéissent à des conditions bien déterminées ; c’est quand ces conditions sont réunies que la simple prononciation de la phrase appropriée vaut action et crée un fait nouveau.

Revenons à présent à la présomption d’innocence. Il me semble qu’il n’y a pas du tout de sens à parler de présomption d’innocence sur le plan juridique. S’il y a une quelconque présomption, ce serait plutôt une présomption de culpabilité, en fait. La culpabilité et l’innocence juridiques ne sont pas la même chose que la culpabilité et l’innocence tout court. Dans le cas d’un crime par exemple, si on commet un crime, on est réellement coupable de ce crime, que ce soit découvert ou pas. En revanche, la culpabilité juridique est un performatif. Tant qu’une autorité judiciaire ne vous a pas déclaré coupable au terme d’une procédure obéissant à des règles fixées d’avance, vous êtes juridiquement innocent. Vous n’êtes pas présumé innocent, vous êtes, pour autant que la justice soit concernée, innocent. Ça n’a pas de sens de parler de présomption d’innocence parce que la seule chose qui peut vous rendre juridiquement coupable c’est le prononcé de la sentence par une autorité judiciaire. Et cette autorité judiciaire même si elle pense le contraire, ne fait pas que constater votre innocence ou votre culpabilité ; elle les crée littéralement en vertu du caractère performatif du jugement rendu. Bien sûr, dans un monde idéal, le performatif judiciaire coïncide avec la réalité et les juges ne créent coupables que des gens qui le sont déjà… Un peu comme l’Église catholique ne crée saints que des gens qui l’étaient déjà dans leurs vies. Mais ça c’est dans un monde idéal.

 Maintenant que se passe-t-il quand vous êtes l’objet d’attention du système judiciaire alors que vous n’avez pas encore été déclaré on peut tourner ça comme on veut mais dans l’absolu, ça signifie qu’il y a une présomption de culpabilité à votre encontre. C’est parce que la police a de bonnes raisons de croire que vous êtes impliqués dans les faits sur lesquelles elle enquête qu’elle a le droit de s’intéresser à vous. Cela vous fait-il perdre tous vos droits ? Certainement pas. En revanche, il y a une différence entre une personne juridiquement innocente et contre laquelle la justice n’a aucune présomption de culpabilité et une personne juridiquement innocente mais contre laquelle la justice a une présomption de culpabilité. C’est cette différence que la fiction de la présomption d’innocence obscurcit. Si la police veut enquêter sur moi, elle n’en a le droit que si elle peut argumenter qu’elle a de bonnes raisons de me soupçonner de quelque chose. Autrement elle viole mon droit à l’indifférence.

Le droit contre la démocratie

Posted in France by hadyba on avril 10, 2011

Mussolini avait cette formule pour résumer l’esprit du fascisme italien:

Tout dans l’État, rien hors de l’État, rien contre l’État

Bien sûr, dans cette formule, il y a une égalisation entre État et pouvoir exécutif. Le pouvoir judiciaire avec ses lois fondées en raison, ses principes constitutionnels et sa cohérence inflexible est insupportable à tout fasciste qui se respecte. Non pas parce que l’on ne peut pas changer les lois, mais parce qu’une fois qu’on a écrit les lois, elles doivent s’appliquer indifféremment au puissant tout comme au faible. Or le fascisme repose sur une inégalité entre les humains.

Les fascistes prétendent que s’ils égalisent l’État et le pouvoir exécutif, c’est parce qu’ils sont du coté du peuple. Le National-Socialiste allemand, tout comme le fascisme italien prétendaient exprimer la volonté et l’âme de leurs peuples. En particulier, les fascistes prétendent révérer la démocratie directe parce que cette dernière permet de consulter directement le peuple sans la médiation des Élites cosmopolites forcément corrompues. Cependant, s’il y a une chose que les fascistes s’empressent de faire dès qu’ils en ont l’occasion, c’est d’enrégimenter le peuple. Parce que le peuple qu’ils apprécient, est un peuple qui leur obéit au doigt et à l’oeil et qui ne fait pas dérailler leurs plans.

Ayant ces caractéristiques du fascisme en tête, je vous propose de lire cet extrait de blog :

Les instances européennes, les juridictions suprêmes font partie de ces élites sous l’emprise de la pensée unique sur la sécurité et l’immigration, qui privilégient les droits formels des individus sur l’intérêt général ou celui des personnes dans leur vie quotidienne(…) Trop de droit finit par tuer le droit

(…)

“l’Etat de droit semble s’emballer, devenir comme fou, au détriment de l’autorité politique, contre le pouvoir du peuple et celui de ses représentants élus, contre la démocratie.

Merci

On a là quelqu’un qui prétend savoir ce que pense le peuple et qui se prévaut de ce savoir pour critiquer le pouvoir judiciaire. Cette connaissance intime du peuple lui permet rien moins que d’exiger que nous transmettions tout le pouvoir à l’exécutif et cessions de respecter nos propres lois. Oui je sais il y a des milliers de fascistes là dehors qui écrivent n’importent quoi parce qu’ils savent que personne ne saura jamais qui ils sont. Le problème, c’est que l’auteur de ce texte est conseiller du Président de la République Française. Je croyais qu’à ce niveau de responsabilité, dans une démocratie, un minimum de respect pour la séparation des pouvoirs était exigée. Et by the way, admirez la solution qu’il propose:

On ne pourrait vraiment sortir de ce mécanisme que par une logique de recours au référendum, si un jour les conditions politiques le permettaient sans risque de confusion entre la question posée et un vote de protestation.

Il faudrait recourir de manière systématique aux référendums. Soit. Après tout, les suisses ont un système de démocratie directe qui fonctionne pas mal. Mais remarquez bien son caveat: la volonté du peuple n’est recevable que s’il n’y a pas « risque de confusion entre la question posée et un vote de protestation » Autrement dit à chaque fois que la volonté de ce peuple révéré ne lui plaira pas, il la récusera parce que ce n’est pas un vrai vote, juste un « vote de protestation. Bien sûr certains parleraient de confiscation de la démocratie mais bon…

Moyennant quoi, le respect pour le peuple dont ce prévaut ce Monsieur ne l’incite pas à démissionner de son poste dès lors que son patron ne reçoit plus (comme le montrent de manière consistante les sondages et échéances électorales) la confiance du peuple.

Délinquance présidentielle sénégalaise

Posted in Afrique, Politique, Sénégal by hadyba on février 5, 2011

La dernière fois que j’étais à Dakar, un ami juriste m’avait plus ou moins expliqué que Maître Wade s’était un peu empêtré dans ses tripatouillages (pdf) de la Constitution et avait rendu illégale son éventuelle candidature à un troisième mandat. Je ne savais pas vraiment quoi en penser. Ceci dit d’après cet article, les gangsters qui le soutiennent le parti présidentiel lui-même a de fortes présomptions contre la constitutionnalité d’une éventuelle candidature de son chef de bande. Ce qui me rassure, c’est qu’ils semblent également penser que le Conseil Constitutionnel pourrait ne pas leur manger dans la main. En effet, plutôt que de demander à cette institution de trancher, ils envisagent de faire voter une loi qui autoriserait Wade à essayer de continuer à piller notre pays:

Le pouvoir a trouvé la parade. Il va passer par l’Assemblée nationale pour que Wade soit candidat en 2012. C’est l’avis des ténors de l’Alliance Sopi pour toujours qui comptent sur une modification de la Constitution ou une loi interprétative pour valider la candidature du chef de l’Etat. Ce qu’une loi a fait, une autre peut la défaire. Telle est la philosophie de l’Alliance Sopi pour Toujours (Ast), qui compte sur l’Assemblée nationale pour contourner le passage du Conseil constitutionnel. Ainsi, majoritaires au Parlement, les libéraux et leurs alliés comptent éventuellement déposer une loi interprétative à l’Assemblée nationale avant le dépôt des candidatures. Cela, avouent les ténors de l’Ast, pour contourner les cinq sages. D’ailleurs, selon le député Aliou Dia, coordonnateur de l’Ast, un groupe de parlementaires est en train de travailler sur la question. ‘Nous ne sommes pas dans une logique de changer la Loi fondamentale, parce que nous n’avons pas de doute sur la recevabilité de la candidature de Wade. Cependant, au besoin, une loi interprétative, pour reprendre l’exposé des motifs, sera introduite à l’Assemblée nationale. Déjà, les députés travaillent sur la question’, a-t-il avoué, soulignant que c’est une façon pour les parlementaires ‘d’épauler’ le Conseil constitutionnel mis sous pression….

Le reste….

Il y a au moins trois raisons de se réjouir du cynisme des gangsters qui nous dirigent. D’abord, dans leur candeur stupidité, ils avouent explicitement qu’ils cherchent à contourner la plus haute juridiction du pays. Ce faisant, ils impliquent que ce qu’ils s’apprêtent à faire est probablement illégal et à tout le moins immoral. Deuxièmement même le journaliste reconnait qu’il s’agit là d’une « parade ». Troisièmement, ça veut dire que le pouvoir n’est plus assuré du tout que le Conseil Constitutionnel obéira aux ordres et lira la Constitution selon la grille de lecture fournie par notre Président qui se pique d’être savant en tout et particulièrement spécialiste du Droit qu’il a enseigné à l’Université. Une justice indépendante étant notre meilleure chance, non seulement d’être débarrassé en 2012 des gangsters que nous avons élus, mais également  de récupérer le fric qu’ils nous ont volé, je ne puis que me réjouir de cet hommage du vice à la vertu.

PS: La balle est maintenant dans le camp de notre opposition qui doit présenter au peuple une alternative crédible en 2012 plutôt que de dire des âneries comme celles consistant à menacer Wade d’une contagion du syndrome tunisien.