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Sur l’hypothèse Sapir Whorf

Posted in Philosophie, Science by hadyba on septembre 7, 2011

Comme promis

Stricto sensu, l’hypothèse Sapir-Whorf n’est pas une hypothèse mais une thèse. C’est Hoijer, un étudiant de Sapir qui ainsi baptisé la thèse partagée par Sapir et Whorf. Une vision répandue voudrait que ce ne soit là qu’un crackpot promu par cet amateur de Whorf et avec lequel son maître Sapir ne serait pas totalement d’accord. Je crois cependant que cette manière de voir est fausse. Sapir a certes des moments où il souligne que le déterminisme linguistique est peut-être naïf mais nous verrons qu’il était bien un partisan de cette thèse. Étant donné que Whorf a toute sa vie travaillé dans les assurances alors que Sapir était un respectable prof de linguistique d’anthropologie à Yale, il est tentant de les opposer et d’attribuer les idées farfelues au premier. Mais c’est doublement injuste. D’abord parce qu’il suffit de lire Sapir pour voir qu’il partageait bien les thèses de Whorf. Ensuite parce que même si Whorf n’a jamais accepté de poste académique, ce n’était pas un lunatique mais bien un distingué linguiste qui, quoiqu’on puisse penser de sa thèse favorite, a fait des contributions très valables au domaine.

Pour le moment, nous pouvons définir l’hypothèse Sapir Whorf comme la thèse selon laquelle les langues que nous parlons déterminent notre appréhension du monde à un point tel que des locuteurs de langues différentes pourraient ne pas du tout percevoir une même réalité de manière congruente et pourraient être dans l’impossibilité de se mettre d’accord sur la bonne manière de conceptualiser le même fait objectif. Des locuteurs de deux langues radicalement différentes auraient des conceptualisations conflictuelles et incommensurables d’une même réalité.

Depuis Chomsky, il est accepté que le langage est une faculté biologique commune à tous les humains. Au niveau de la pensée, il est censé y avoir un soubassement unique et universel qui permettrait d’expliquer l’apparente diversité des langues humaines. C’est cette vision biologique, universaliste qui explique que l’hypothèse Sapir Whorf (HSW) soit tombée en désuétude et ait été, non pas réfutée, mais ridiculisée par Pullum (1991) et Pinker (1994)*. Sapir et Whorf avaient une vision diamétralement opposée du langage. D’une part, Sapir au moins soutenait que le langage est un système symbolique indépendant de la biologie. D’autre part, ils pensaient tous les deux que ce système symbolique rétroagit sur la biologie en déterminant non seulement notre pensée mais également notre perception directe du monde.

On peut considérer que HSW se décompose en trois thèses :

Le structuralisme : Le modèle ici est celui d’une formalisation mathématique. Il n’y a pas grand sens à considérer des théorèmes indépendants du formalisme dont ils sont dérivés. Selon les axiomes dont nous partons et les règles de dérivation que nous acceptons, nous aboutissons à des théorèmes nécessairement vrais mais qui ne le sont qu’en vertu de notre acceptation de l’axiomatique en question. C’est donc la structure toute entière qui est importante pas seulement ses développements locaux. De la même manière, nous dit Sapir, le langage est « une organisation symbolique créative et autosuffisante » comparable aux mathématiques en ceci qu’au fil du temps elle s’élabore en « un système conceptuel autosuffisant qui préfigure toutes les expériences possibles compatibles avec certaines limitations formelles acceptées. » Notons donc que le langage ne préfigure QUE les expériences possibles compatibles avec lui et non toutes les expériences possibles. Whorf avait également cette même vision structuraliste du langage. Cela transparait par exemple quand il écrit que « Les phénomènes linguistiques sont des phénomènes d’arrière plan dont les locuteurs ne sont pas conscients (…) Ces structures automatiques et involontaires du langage ne sont pas communes à tous les hommes mais sont spécifiques à chaque langue et constituent le coté formalisé de la langue ou sa « grammaire » -un terme qui inclut bien plus que la grammaire que nous avons apprise dans les manuels (…) »

Le déterminisme : Le système symbolique formel qu’est le langage détermine strictement nos pensées possibles voire même notre perception. Pour Sapir, tout comme pour Whorf, il nous est impossible d’entretenir des catégories conceptuelles qui ne seraient pas contenues dans les possibilités permises par notre langue. En ce qui concerne la perception, les paires minimales montrent bien comment la langue rétroagit sur l’audition. Par exemple le locuteur du français fera parfaitement la différence entre les sons /v/ et /b/ et ne remarquera même pas la similitude entre les mots brille et vrille. Un locuteur monolingue de l’espagnol en revanche aura du mal à percevoir la différence entre ces deux mots parce que dans sa langue, /v/ et /b/ ne constituent pas une paire minimale** i.e. qu’il n’y a aucun mot dont la seule différence est le remplacement de l’un de ces sons par l’autre. C’est le même déterminisme qui est à l’oeuvre sur le plan conceptuel. Nous avons vu que pour Sapir, le système linguistique préfigure toutes les expériences possibles étant données les limitations formelles de la langue. La pensée n’est alors rien d’autre, selon lui qu’une interprétation et un raffinement de nos catégories linguistiques. De ce fait, ces catégories déterminent strictement les catégories conceptuelles que nous pourrions entretenir de la même manière que le symbolisme mathématique dont nous disposons détermine strictement les vérités mathématiques que nous pouvons concevoir. Le langage, dans cette manière de voir est une technique qui nous permet de penser, sans laquelle nous serions limité dans nos raisonnements et dont la structure est reflétée dans notre pensée. De plus affirme Sapir, elle « définit en fait l’expérience pour nous en raison de sa complétude formelle et à cause de notre projection inconsciente de ses attentes implicites dans le champs de l’expérience. »

Whorf va encore plus loin dans le déterminisme quand il écrit que : « Nous disséquons la nature le long des lignes tracées par notre langue maternelle. Les catégories et les genres que nous isolons du monde des phénomènes, nous ne les trouvons pas parce qu’elles crèvent les yeux à tout observateur ; bien au contraire, le monde se présente selon un flux kaléidoscopique d’impressions qui doivent être organisées par notre esprit -et cela signifie largement par le système linguistique de notre esprit. Nous découpons la nature, l’organisons en concepts et attribuons des significations ainsi que nous le faisons, (…) parce que nous sommes partie prenante dans une convention destinée à l’organiser de cette façon. (…) La convention est, bien évidemment, implicite et tacite mais ses termes sont absolument obligatoires ; nous ne pouvons parler du tout sauf en souscrivant à l’organisation et à la classification des données que la convention décrète. » Pour bien enfoncer le clou, Whorf ajoute que : « nul individu n’est libre de décrire la nature avec une impartialité absolue mais est contraint à certains modes d’interprétation même quand il se croit le plus libre. »

Dernière thèse, l’incommensurabilité des systèmes linguistiques : entendons-nous bien, tous les systèmes linguistiques ne sont pas censés être incommensurables. Cependant, si l’on accepte avec Sapir et Whorf que le langage est un système symbolique complet mais arbitraire et si l’on admet que ce système détermine nos pensées et notre perception ; il est alors presque fatal de conclure qu’en cas de variation massive entre deux systèmes linguistiques, les locuteurs de ces deux langues se retrouveront à conceptualiser la réalité de manière incompatible et auront des difficultés à accorder leurs points de vue. Sapir et Whorf assument cette conséquence logique. Sapir écrit ainsi que : « Dans la mesure où des langues diffèrent énormément dans leur systématisation de concepts fondamentaux, elles tendent à n’être que vaguement équivalentes l’une à l’autre en tant que systèmes formels et sont, de fait, incommensurables. » Whorf, c’est bien connu partage ce point de vue. Après tout, c’est lui qui a posé le « Principe de Relativité Linguistique » selon lequel les usagers de « grammaires nettement différentes sont dirigés par leurs grammaires vers différents types d’observation et des évaluations différentes » d’une même réalité. Ils ne sont « de ce fait pas équivalents comme observateurs mais doivent aboutir à des visions du monde quelque peu différentes. »

Il me semble qu’en décomposant SWH en ces trois éléments, nous voyons clairement que l’idée selon laquelle seul Whorf défendait cette thèse est injustifiée. Chacune de ces thèses est partagée par Sapir. Whorf fera deux choses de plus que son maitre.

D’abord, il défendra que ce principe de relativité linguistique s’applique également à la science. Il a cette vision, que l’on retrouve également chez Nietzsche si mes souvenirs sont exacts, selon laquelle la science n’est rien d’autre qu’un raffinement de nos catégories de sens commun. Étant donné que ces catégories sont elles mêmes héritées du langage, la science elle-même devient largement dépendante de la langue que nous parlons. Il affirme que : « de chacune de ces visions du monde tacites et naïves, une vision du monde scientifique explicite peut émerger par une spécialisation plus élevée des mêmes catégories grammaticales de base ayant donné naissance à la vision naïve et implicite. En conséquence, la vision du monde des sciences modernes émerge par une plus grande spécialisation de la grammaire de base des langues indo-européennes occidentales.» Il va de soi que cette manière de concevoir les sciences fait hurler tous les universalistes qui tiennent à préserver la valeur objective de la science. Mais en fait, c’est moins pire que ça en a l’air 🙂 ; Whorf, diplômé du MIT, n’était pas un obscurantiste***. Il précise ainsi que : « La science, bien sûr, n’a pas été causée par cette grammaire ; elle a simplement été colorée par elle. Elle est apparue dans cette famille de langues à cause d’un enchainement d’évènements historiques qui ont stimulé le commerce, la mesure, la manufacture et l’invention technique dans une partie du monde où ces langues étaient dominantes. » Whorf a cette vision complexe selon laquelle la science aurait pu apparaître dans des parties du monde où la langue serait totalement différente. Dans un tel cas, ç’aurait été en même temps quelque chose de totalement différent en ce sens que certaines catégories qui nous paraissent indispensables disparaitraient alors que d’autres viendraient les remplacer mais en même temps, ce serait la même chose puisqu’ultimement, la physique par exemple servirait toujours à lancer des satellites. Dans un de ses papiers il entreprend d’ailleurs de montrer quelle forme pourrait avoir la phyique Newtonienne dans la langue Hopi dont il affirme que le concept de temps objectif n’y existe pas.

Ce qui nous mène à la seconde chose que fait Whorf et que Sapir ne fait pas. Pour promouvoir SWH, il montre que la langue Hopi n’a pas le concept de temps tel que nous le connaissons dans nos langues. Il affirme que « la langue Hopi ne (contient) pas de mots, de formes grammaticales, de constructions ou d’expressions qui se rapportent directement à ce que nous appelons ‘’temps’’. Il n’en est pas non plus qui soient relatifs au passé, au présent et au futur, ou à la notion de permanence ou de durée, ou au mouvement considéré sur le plan cinématique plutôt que dynamique »

Je trouve que ce post est beaucoup trop long et vais le stopper ici. Il doit être bourré de fautes, je me relirai quand j’aurai le temps.

PS : A toutes fins utiles, je vous mets mon papier de 2005 sur l’hypothèse Sapir Whorf : L’hypothèse Sapir Whorf est-elle une légende urbaine

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* Qui ne font d’ailleurs que reprendre le travail de l’anthropologue Laura Martin

**C’est du moins ce dont m’assure wikipedia, je ne parle pas espagnol

*** Quoique sa communication à la Société Théosophique me fasse douter