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Organiser la fuite…

Posted in immigration, Sénégal, Spéculation gratuite by hadyba on décembre 1, 2014

J’ai passé dix ans en France. Puis j’ai décidé de rentrer. Malgré ma décision personnelle de rentrer, je n’ai pas de problème particulier avec la prétendue fuite des cerveaux. Je pense que les êtres humains ne sont pas du bétail que leur propriétaire a le droit d’enfermer dans un enclos et d’utiliser comme il le veut. Si les ressortissants des pays pauvres comme le mien estiment qu’ils veulent vivre dans un pays développé et confortable, je ne vois pas de quel droit on devrait les obliger à rester pour partager le sort de leurs compatriotes… à condition bien évidemment que le pays de leurs rêves veuille bien d’eux.

Ce qui désole le plus les gens, c’est que les pays qui accueillent les migrants ont la fâcheuse tendance à ne vouloir recevoir que nos migrants les plus compétents. Les pays sous-développés n’ont par définition pas beaucoup de ressources. Nous en consacrons une part importante pour former des gens et une fois que nous pensons retirer les fruits de ces investissements, ces personnes dont nous avons financé la formation s’envolent vers des cieux plus cléments. Ainsi ai-je entendu l’autre jour qu’alors qu’il n’y a qu’une vingtaine de psychiatres dans tout le Sénégal, il y aurait une quarantaine de psychiatres sénégalais en France. Je suppose que c’est vrai de beaucoup de spécialités médicales. Ma première réaction en entendant ce chiffre a été de penser : « Mais il faut empêcher ça ! » Puis je me suis souvenu que ce serait là aller contre les droits de ces médecins. En fait la vraie question est : « Pourquoi n’en forme-t-on pas plus ? » Nous avons une bonne fac de médecine qui sélectionne à mort les entrants et forme très peu de médecins. Et parmi ces médecins, beaucoup s’expatrient . Qu’est-ce qui empêche vraiment notre pays d’investir dans la formation des médecins de sorte que même après que beaucoup d’entre eux se seront expatriés, il en restera quand même suffisamment pour soigner nos compatriotes ?

Plus généralement, une question que je me pose est la suivante : pourquoi, en tant que pays sous-développé n’investissons nous pas massivement dans l’éducation en nous disant que si nos jeunes sont bien formés, soit ils trouveront/créeront de l’emploi chez nous, soit ils auront des capacités qu’ils pourront monnayer à l’étranger ?

Je suis conscient que l’on peut m’opposer l’argument évident selon lequel l’éducation coûte cher à l’État et que nous n’avons donc pas à investir dans l’éducation de nos jeunes pour que les autres pays en profitent. J’avais tendance à raisonner de cette manière là. Mais d’une part, je trouve que c’est faux que l’éducation coute cher. Au Sénégal tout comme dans la plupart des pays du monde, les profs sont notoirement mal payés. Notre gouvernement brandit toujours le chiffre impressionnant de 35% affirmant que l’éducation nationale engloutit 35% de notre budget national. Ce qu’il se garde de dire, c’est que nous ne dépensons que 6% de notre produit intérieur brut pour éduquer l’ensemble de notre population. Ces 6% sont équivalents à la part de son PIB que la France consacre à l’éducation. Sauf que la France a un PIB considérablement plus important que le nôtre et des structures éducatives bien plus anciennes. Notre système éducatif est encore en construction, le leur est mûr. Or nous sommes un pays pauvre et sans ressources naturelles qui ne pourra se développer que si nos ressources humaines sont de qualité, ce chiffre de 6% me paraît donc plutôt ridicule dans notre cas. Il me semble quant à moi que l’on doit certes se préoccuper de l’efficacité de l’argent dépensé dans le secteur éducatif mais que l’on doit se donner pour objectif que TOUTES les personnes qui naissent dans ce pays bénéficient d’une éducation de qualité et jusqu’à un niveau avancé. Cela, non par idéalisme, mais par souci d’efficacité : s’il n’est pas sûr que la formation suffise à développer un pays, il me semble en revanche évident qu’une masse de citoyens sans formation ne peut pas faire grand bien à l’économie d’un pays. Par exemple notre agriculture occupe 70% de notre population pour des rendements très faibles qu’une meilleure formation des agriculteurs pourrait certainement améliorer.

Mais que faire de gens bien formés si notre économie est exsangue ? C’est là que j’ai eu une idée folle : je me demande si nos États ne devraient pas favoriser l’émigration plutôt que de vouloir à tout prix lutter contre la fuite des cerveaux. Certes on a formé ces gens là et si on les laisse partir, c’est au développement d’autres pays qu’ils contribueront. Mais… d’une part, ce n’est pas sûr que le pays formateur soit perdant. En effet, les émigrés envoient de l’argent à leur famille restée au pays. Et si l’on en croit les chiffres de la banque mondiale, cet argent représente le triple de l’Aide Publique au Développement. Cet argent profite directement aux populations qui sont quand même les mieux placées pour savoir dans quoi elles veulent investir. Par ailleurs, cette « fuite » pourrait n’être pas définitive. J’ai passé 10 ans en France et ai appris des choses que je n’aurais pas apprises si j’étais resté au Sénégal. Maintenant je suis de retour sans que personne ne m’y ait incité. Il me semble que mon cas n’a rien d’exceptionnel. Quand les gens partent et acquièrent des compétences, il arrive fréquemment un moment où ils ont envie, pour moult raisons, de rentrer chez eux. Souvent, ils reviennent avec non seulement de nouveaux savoir faire mais également de l’argent à investir ainsi que des idées de business qu’ils n’auraient pas eues s’ils n’avaient pas séjourné à l’étranger. De ce fait leur voyage est à terme bénéfique au pays. D’autre part, il y a des formations qui n’ont pas de débouchés dans un pays sous-développé mais dont je me dis que ce serait dommage qu’elles n’existassent pas rien que pour cette raison. Par exemple, rien que pour des disciplines aussi cruciales que la médecine, ce ne sont pas toujours les talents qui manquent mais l’infrastructure. Nous avons des hôpitaux dans lesquels manquent des anesthésiants voire du fil chirurgical alors que nos professeurs de médecine sont parfaitement qualifiés pour pratiquer de la chirurgie cardiovasculaire. Ne doivent-ils pas l’enseigner ? Je pense que si mais quid des diplômés dans cette spécialité si n’existe qu’un seul hôpital où elle se pratique dans tout le pays ? Je préfère qu’ils s’expatrient, continuent à apprendre et reviennent s’ils le veulent au moment où leur pays sera prêt à les accueillir plutôt que de leur refuser une formation pour laquelle ils ont du talent.

Pour toutes ces raisons, je me demande si et jusqu’à quel point la fuite des cerveaux est vraiment une perte pour les pays qui voient partir leur main d’œuvre la plus qualifiée. Un État responsable quantifierait ce genre de chose et au besoin organiserait la fuite des cerveaux plutôt que de lever les yeux au ciel et de se lamenter.

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4 Réponses

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  1. abdoulayebah said, on décembre 1, 2014 at 11:30

    Pour plus de crédibilité évitons de partir de situations que nous connaissons pour les généraliser au-delà de ce que nous ne connaissons pas. Avez-vous bien réfléchi sur l’affirmation « les pays qui accueillent les migrants ont la fâcheuse tendance à ne vouloir recevoir que nos migrants les plus compétents »? Dites ça aux centaines de milliers de plongeurs dans les restaurants français ou aux ouvriers génériques qui risquent leur vie chaque jour sur les chantiers européens ou encore aux milliers de clandestins qui passent des journées de 12 heures dans les plantations de et champs de toutes sortes dans les campagnes italiennes, souvent sans percevoir aucun salaire!

    Le manque de cadres ou de spécialistes était vrai pour beaucoup de pays africains ou de spécialités, juste après leur accession à l’indépendance. Les choses ont changé depuis, sans pour cela que les systèmes éducatifs aient formé le personnel dont on a besoin. Mais, aujourd’hui avec les économies chancelantes de nos pays, je suis d’accord avec vous que la fuite des cerveaux est utile pour contribuer à la lutte contre la pauvreté, mais aussi du chômage des jeunes.

    Mois, je suis à ma 53ème année d’Europe. La vie n’a pas toujours été facile car j’ai vécu comme sans-papiers pendant longtemps, à cause de mon appartenance ethnique à l’époque de Sékou Touré. Mais, je ne regrette rien ( comme disait Edith Piaf) soit, modestement, pour le niveau de vie que je peux me permettre en Europe ou la contribution que j’ai pu apporter à ma famille, à mon pays, à l’Afrique et aussi pour d’autres parties du monde, grâce aux fonctions que la chance m’a permis d’exercer.

  2. hadyba said, on décembre 2, 2014 at 5:50

    @Abdoulaye Bah:
    « Avez-vous bien réfléchi sur l’affirmation « les pays qui accueillent les migrants ont la fâcheuse tendance à ne vouloir recevoir que nos migrants les plus compétents »? »
    Oui. Il me semble que c’est un fait qu’il est plus facile pour un Docteur ou n’importe quel universitaire d’obtenir un visa que pour une personne n’ayant pas un niveau d’éducation élevé. Par ailleurs je suis bien placé pour savoir que souvent les migrants font des boulots pour lesquels ils sont sur-diplômés. Il y a de bonnes chances que le plongeur d’origine africaine soit titulaire d’un master alors que son seul collègue français est dépourvu de tout diplôme. Un ministre québécois soutenait d’ailleurs que s’il devait avoir une crise cardiaque intempestive, il espérait bien que ce serait dans un taxi pour illustrer le fait que souvent des médecins bien formés se retrouvaient à faire des boulots sous qualifiés parce qu’on leur refusait l’équivalence.

  3. Ba Abou said, on juillet 28, 2020 at 4:09

    D’accord avec vous Professeur sur la nécessité d’organiser cette main d’œuvre qui est partie s’expatrier dans le seul but de se former. Elle doit constituer une valeur ajoutée au développent du pays.

  4. DIA M said, on juillet 28, 2020 at 4:39

    « les pays qui accueillent les migrants ont la fâcheuse tendance à ne vouloir recevoir que nos migrants les plus compétents »
    Je confirme, contrairement au commentaire plus haut, le fait d’avoir des plongeurs dans des restaurants..n’invalide pas cette affirmation. Les cadres dont je fais partie obtiennent dès la première expérience, la carte de résidence puis la nationalité… alors que les ouvriers non qualifiés, même avec 40 ans de présence sont toujours poussés à se bousculer devant les préfectures..souvent avec une carte de séjour d’un an qui les empêche même de trouver des financements à leurs projets personnels.


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