Hady Ba's weblog

Penser la résilience africaine face au Covid 19

Posted in miscellaneous, Philosophie, Sénégal by hadyba on novembre 21, 2020

(Peinture murale devant l’Université)

Le 19 novembre, c’était la Journée Mondiale de la Philosophie. Voici le texte que j’ai présenté.

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Nous nous sommes beaucoup plaints du fait que non seulement la presse occidentale, mais l’OMS elle-même semblait incrédule que les pays d’Afrique noire aient réussi à juguler la Covid19 là où les pays occidentaux n’y arrivent globalement pas. Certains y ont vu une manifestation de racisme. Il me semble que l’on peut effectivement détecter une pointe de racisme dans certaines de ces réactions et surtout dans certaines explications proposées pour nos succès. Il y a souvent une naturalisation de nos accomplissements qui en fait, non pas le résultat d’un travail conscient, d’une expérience des maladies infectieuses ou de la compétence de nos médecins, mais le fait de circonstances sur lesquelles nous n’avons pas prise. Une telle présomption d’incompétence n’est pas surprenante. Elle est la conséquence directe des théories racistes que l’on peut dater du 18e siècle au moins et qui posent que l’homme noir est incapable d’abstraction et de planification et ne saurait donc gérer indépendamment ses propres affaires. Ces théories racistes sont assez connues et demeurent opérantes dans l’inconscient collectif. Je n’aimerais cependant pas focaliser mon propos sur les explications externes de notre succès. J’aimerais que nous nous saisissions de cette pandémie pour réfléchir à ce qu’elle révèle sur notre image de nous mêmes. Pour ce faire, j’aimerais que nous répondions à la question suivante : Pourquoi le protocole Raoult semble-t-il marcher au Sénégal ?

Le Président de la République lui-même a cité le protocole Raoult comme expliquant le succès de notre réponse à la pandémie du Covid19. Le Professeur Seydi, qui coordonne notre réponse nationale à la pandémie, au lieu de s’attribuer le mérite de notre succès, s’est placé sous l’ombre tutélaire du Professeur Raoult et attribué nos succès non pas au talent de ses équipes mais à notre adoption du protocole du sage marseillais. Ce qui est étonnant, c’est que ce succès ne se réplique pas ailleurs. Le Maroc a adopté ce cocktail mais ne s’en tire pas aussi bien que nous. L’institut marseillais du Prof Raoult lui-même ne réussit paradoxalement pas à émuler l’efficacité sénégalaise dans l’application de protocole. De manière plus systématique, un article de review, paru en septembre 2020 dans le Journal of Internal General Medecine et qui s’intéresse aux études effectuées entre décembre 2019 et juin 2020, conclut que : « les preuves disponibles suggèrent que la chloroquine ou d’hydroxy-chloroquine n’améliorent pas les résultats cliniques dans le Covid19. » [1]

Comment donc expliquer, d’une part que le protocole Raoult soit efficace au Sénégal, d’autre part que les médecins et les autorités sénégalaises se placent sous l’ombre tutélaire de ce professeur étranger au lieu de revendiquer leurs propres succès ?

Concernant la première question, je pense que contrairement à ce que disent nos autorités, y compris sanitaires, le protocole Raoult n’est pas plus efficace chez nous qu’ailleurs. Après tout, avant d’ajouter ce protocole à notre arsenal thérapeutique, nous étions à zéro mort. Les morts ont commencé après l’introduction de ce protocole. Post hoc ergo propter hoc n’est certes pas un mode de raisonnement viable mais l’on ne peut exclure non plus la possibilité que parfois la précédence s’accompagne d’une causalité. L’on pourrait avoir ici un cas de post hoc et propter hoc. Tant qu’une étude sérieuse n’est pas faite, on ne peut décider ni dans un sens ni dans l’autre. D’ailleurs, ce protocole est venu s’inscrire à l’intérieur d’un arsenal thérapeutique bien rodé dont il n’est qu’un aspect. Sur le plan épistémologique, ce que le succès apparent de ce protocole montre, c’est l’intérêt de mettre en place une méthodologie rigoureuse avant d’utiliser un médicament. Parce qu’autrement on se laisse prendre au piège du biais de confirmation. Ainsi tout comme le fait que nos premiers morts sont survenus après l’adoption de ce protocole ne prouve pas que ce protocole est responsable de ces morts, on ne peut pas non plus attribuer les succès sénégalais à l’utilisation de ce protocole en faisant abstraction de tous les autres aspects du protocole sanitaire sénégalais et en faisant fi des autres expériences internationales.

La seconde question que nous avons posée me paraît plus intéressante. Lorsque la pandémie est survenue, le Chef de l’État sénégalais a décidé de faire confiance à ses scientifiques. Ce sont des médecins, épidémiologistes et scientifiques sénégalais qui ont défini notre protocole sanitaire, calibré les messages à adresser au peuple, demandé et obtenu la réduction des activités économiques, suggéré un couvre-feu, obtenu que l’on hospitalise tous les cas positifs et que l’on loge gratuitement dans des hôtels leurs contacts, etc. Ce sont également nos médecins qui ont fait les choix qui ont permis de soigner nos malades. Comment expliquer que nous attribuons le mérite de notre succès indéniable à un professeur français ? Pour le comprendre, je propose que nous fassions un détour par la philosophie de Nietzsche et sa proclamation de la mort de Dieu.  

C’est dans le Gai savoir (L3§125) que Nietzsche décrète pour la première fois la mort de Dieu. À cet endroit, il conclut sa tirade par la question suivante : « Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux simplement — ne fût-ce que pour paraître dignes d’eux ?» L’idée de la mort de Dieu, peut être comprise comme la réponse Nietzschéenne à l’inquiétude pascalienne face au fait que nous sommes jetés dans l’univers. Là où Pascal se réfugie dans la religion, Nietzsche lui parie sur l’homme et affirme que le but n’est pas de nous soumettre à un quelconque destin, à un quelconque décret divin mais de tuer Dieu pour oser prendre sa place et être véritablement les créateurs de notre destin. Ce thème revient de manière intéressante dans son Ainsi parlait Zarathoustra. Nietzsche  y met notamment en scène celui qu’il nomme le dernier Pape. Ayant constaté la mort de Dieu, ce dernier Pape ne se défroque pas. Il s’en va dans les montagnes à la recherche de personnes à qui la nouvelle ne serait pas parvenue afin de continuer à célébrer la messe avec eux.

Qu’est-ce que cette idée de la mort de Dieu a à voir avec la réaction africaine et singulièrement sénégalaise face à la pandémie du Covid19 ? Pour le comprendre, rappelons-nous ce que ce dernier pape dit à Zarathoustra :

«  Et j’ai servi ce Dieu ancien jusqu’à sa dernière heure. Mais maintenant je suis hors de service, je suis sans maître et malgré cela je ne suis pas libre. » 

Ce que Nietzsche montre ici, c’est qu’il ne suffit pas de la mort de Dieu pour que l’ex croyant échappe à son emprise. Il ne suffit même pas que l’ancien croyant reconnaisse cette mort de Dieu.  La liberté n’est pas seulement un état, c’est d’abord et avant tout un choix, une responsabilité pesante que l’on refuse parfois d’assumer parce qu’elle est effrayante. Qu’est-ce qu’un monde sans Dieu ? Qu’est-ce qu’une vie sans maitre ? C’est une vie sans direction claire, chaotique, incertaine ; dans laquelle nous devons prendre des décisions sans pouvoir nous défausser sur la volonté divine en cas d’échec. Cette idée selon laquelle la responsabilité est un poids qu’il n’est pas facile d’assumer me paraît importante parce qu’elle explique nos comportements d’anciens colonisés.

La pandémie est un événement historique. Pour la première fois depuis les indépendances, nous avons du gérer en autarcie une crise majeure. Le Sénégal n’a jamais, consciemment et délibérément, géré une crise majeure sans en appeler à l’aide extérieure. Même quand il y a eu la crise de Keur Momar Sarr, un simple problème de tuyauterie, l’armée française nous a aidé à distribuer de l’eau aux populations affectées. Des entreprises française et chinoise ont été pressenties pour réparer le tuyau. En ce qui concerne cette pandémie, par la force des choses, il nous était impossible d’en appeler à l’expertise étrangère. Les pays qui, traditionnellement, nous indiquaient la voie à suivre étaient empêtrés dans leurs propres problèmes. De ce fait, le Président de la République a été obligé de se contenter de l’expertise locale. Les experts locaux ont donc défini et mis en œuvre le protocole sanitaire qui a abouti au succès sénégalais.

Face à cet événement historique, le Sénégal mais également la plupart des pays africains ont su relever le défi de manière endogène. Un argument soulevé pour relativiser le succès des pays africains est qu’il n’est pas possible que tous les dirigeants africains aient agi rationnellement alors que les sociétés européennes auraient globalement agi de manière irrationnelle et inefficace. À cela, on peut faire trois réponses :

  • la première est que quand ça va dans l’autre sens, ça ne semble déranger personne. Les choix économiques de l’ensemble du continent semblent désastreux sans que ça nous paraisse incroyable.
  • La deuxième est qu’il est faux que toute l’Europe a mal géré la pandémie. Il y a une variabilité dans la gestion de la pandémie entre l’Allemagne, la Suède, le Danemark, la France et l’Espagne.
  • La troisième réponse est qu’il y a également une variabilité dans les réponses africaines à la pandémie. L’Ouganda, le Kenya, l’Afrique du Sud et le Maroc ne s’en sortent pas aussi bien que le Sénégal, la Cote d’Ivoire ou le Mali. Il n’en demeure pas moins que la plupart des pays africains ont, à l’instar du Sénégal, géré de manière endogène cette crise.

Pourquoi n’en faisons nous pas plus cas et surtout pourquoi, de notre propre initiative nous sommes nous mis sous l’ombre tutélaire du Professeur Raoult, non seulement à un niveau populaire, mais également au niveau des instances de décisions et des acteurs de ce succès ?

Il me semble que la figure Nietzschéenne du dernier pape permet d’y répondre. De même que le dernier pape trouve l’idée de la mort de Dieu trop vertigineuse et n’en tire pas toutes les conséquences lors même qu’il peut la saisir de manière intellectuelle, de même, en tant qu’ancien colonisé habitué à nous faire assister n’arrivons-nous pas collectivement à accepter et à assumer notre compétence voire notre supériorité technique face à nos anciens colons.

C’est là un risque qui avait été déjà théorisé par les penseurs de l’aliénation culturelle comme Fanon ou Cheikh Anta Diop. L’on se souvient que dans son Allocution à la jeunesse du Niger, Cheikh Anta Diop appelle les jeunes africains à se départir de l’idée que « la vérité sonne blanche »[2] et du besoin de faire valider les connaissances qu’ils produisent par l’autorité extérieure européenne. De la même manière, Fanon montre que l’un des problèmes majeurs que les anciens colonisés doivent affronter, c’est la restauration des ressorts internes d’une société qui a été idéologiquement conditionnée à ne pas se croire capable de prendre en main son destin. Le sentiment que notre destin dépend d’instances extérieures est un sentiment prégnant à tous les niveaux des sociétés coloniales et postcoloniales. C’est exactement ce sentiment inconscient d’illégitimité que l’on voit à l’œuvre quand nos médecins et nos politiques se placent sous l’ombre tutélaire d’un savant occidental. Pour employer une expression gramscienne, l’hégémonie culturelle de la pensée impérialiste occidentale est telle que ses victimes sont incapables d’apprécier leurs propres succès.  

L’on peut cependant m’objecter que malgré tout, cela n’a pas empêché la société sénégalaise dans son ensemble de gérer correctement cette pandémie et que donc, même à supposer que mon analyse soit exacte, ce complexe d’infériorité n’a absolument aucune importance ni conséquence concrète. De mon point de vue, cette objection n’est pas valable pour au moins trois raisons :

  • D’abord, la vérité est une valeur pour elle-même. Il importe que nous ayons une correcte appréciation de notre situation pour nous projeter.
  • Ensuite, si nous ne diagnostiquons pas les mécanismes qui nous font nous placer sous la domination des autres, nous ne pourrons jamais prendre nos propres responsabilités et être véritablement libres et indépendants.
  • Enfin, notre chance dans cette crise a été que les occidentaux étaient trop occupés pour nous venir en aide. Imaginez-vous ce qui se serait passé si la maladie s’était d’abord déclenché en Afrique ! Il est parfaitement imaginable que nos autorités importent de l’expertise française pour venir chaperonner nos médecins. Or, dans ce domaine précis, ce serait plutôt à nous de faire bénéficier notre ancienne métropole de notre expertise. Une interférence étrangère sur nos processus aurait pu être catastrophique[3].

Pour conclure, il me semble que cette pandémie a montré, c’est que sur le plan de la gestion des épidémies, nous avons toutes les ressources techniques et humaines pour aboutir à des résultats meilleurs que ceux de pays beaucoup plus développés que nous ne le sommes. La question qui se pose est celle de la scalabilité. Si nous avons les capacités pour gérer un problème aussi grave, cela ne signifie-t-il pas que nous avons les ressources pour gérer tous les problèmes qui se posent à nos sociétés pour peu que nous fassions abstraction des interférences extérieures, refusions l’aide qui nous est habituellement proposée et fassions confiance à l’expertise endogène ?  Une réponse positive à cette question a quelque chose de vertigineux. L’enjeu d’une réflexion sur notre gestion de cette pandémie, c’est la découverte concrète qu’avoir laissé les autres jouer les démiurges sur notre destin depuis les indépendances est peut-être ce qui maintient notre continent dans le sous-développement. Qu’il nous faut accepter d’assumer un projet radical d’indépendance et de définition endogène de nos objectifs et des moyens pour y parvenir si nous voulons soigner les maux qui gangrènent notre continent. Pour que l’élaboration de ce projet soit possible, il faut que tous les acteurs soient non seulement convaincus mais également persuadés de notre capacité à relever le défi. Il faut que ces acteurs là comprennent la portée de ce que nous avons réussi dans notre gestion de la pandémie. Cette œuvre de persuasion, de création d’une nouvelle hégémonie culturelle conductrice au développement doit être le fait des penseurs des sociétés africaines afin que nos sociétés fassent de cette après pandémie un nouveau départ nous permettant d’enclencher le processus de développement du continent noir qui passe nécessairement par la restauration de notre dignité et de la conscience de notre agentivité. Autrement, nous allons agir comme le fit Macky Sall sur France 24 et attribuer tous nos succès à nos anciens maitres à travers leur gourou le plus célèbre.


[1] Elavarasi, A., Prasad, M., Seth, T. et al. Chloroquine and Hydroxychloroquine for the Treatment of COVID-19: a Systematic Review and Meta-analysis. J GEN INTERN MED 35, 3308–3314 (2020). https://doi.org/10.1007/s11606-020-06146-w

[2] Diop Anta, « Allocution de Cheikh Anta Diop à la jeunesse du Niger [*] », NAQD, 2013/1 (N° 30), p. 215-216. DOI : 10.3917/naqd.030.0215. URL : https://www.cairn-int.info/revue-naqd-2013-1-page-215.htm

[3] Notons que ces phénomènes d’exportation de l’expertise on lieu dans des domaines stratégiques comme la lutte contre le terrorisme, domaines où l’expertise nationale est totalement ignorée au profit de penseurs occidentaux dont les cadres de pensée sont élaborées dans des conditions qui ne sont pas nécessairement pertinentes pour nous.

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Épistémologie de l’impunité policière

Posted in Philosophie, Politique by hadyba on juin 6, 2020

[Crédit: Hugo Aymar pour L’Humanité]


Que savons-nous ? Clairement, nous savons que Bill Gates est un milliardaire ou que je suis enseignant en philosophie à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar. Nous savons bien sûr beaucoup, beaucoup d’autres choses. Notre stock de connaissance est potentiellement infini. Ces connaissances sont plus ou moins réfragrables bien sûr mais il me semble que les deux connaissances que j’ai données sont plutôt assurées et non controversées. Le sont-elles ? Vraiment ?

La fortune de Bill Gates est-elle assurée ? N’y a-t-il aucune possibilité qu’elle soit surévaluée ? N’est-il pas possible que Bill Gates ne soit qu’un prête-nom et que le véritable propriétaire de Microsoft ne soit la CIA ?

Il arrive effectivement que des entreprises trichent sur leur santé financière. Il est improbable que ce soit le cas de Microsoft mais ce n’est certainement pas impossible. Supposons qu’un psychopathe mette un pistolet sur la tempe de votre enfant et vous demande si vous voulez parier sa vie sur la santé financière de Microsoft, le ferez vous ? Si Microsoft est en bonne santé, on vous donne 10% de la boite, sinon, on tire. Si vous savez, au delà de tout doute que les comptes de Microsoft sont honnêtes, il serait irrationnel de ne pas parier dessus la vie de votre enfant mais le ferez-vous ? Probablement pas. Donc vous admettez qu’il y a une petite possibilité que Bill Gates soit, en fait, ruiné.

Quant au scenario selon lequel Microsoft appartiendrait effectivement à la CIA et non à Bill Gates, quand on y réfléchit un peu, c’est encore moins déraisonnable. On sait bien que la CIA achète et crée des entreprises. Le monde entier a un produit microsoft dans son ordinateur. Ça veut dire que Microsoft a potentiellement accès aux informations stockés dans les ordinateurs du monde entier. Qu’est-ce qui est plus probable : qu’une puissance impériale comme les USA crée une telle entreprise pour contrôler le monde ou bien que quelques jeunes de Harvard aient pensé tout seul un système aussi sophistiqué et l’aient implémenté ?

Si vous prenez au séreux les arguments précédents, il vous devient impossible de dire que vous savez que Bill Gates est riche.

Je peux également construire un scenario qui mine ma confiance dans le fait que je suis enseignant à l’UCAD. Après tout, si j’étais un délirant interné dans un service psychiatrique et s’imaginant vivre la belle vie de professeur, j’aurais également l’impression de savoir que je suis enseignant à l’UCAD.

David Lewis a un article titré « Insaisissable connaissance » (pdf) dans lequel il soutient que la connaissance n’est possible que quand nous ignorons les alternatives que nous pouvons légitimement ignorer. Ces alternatives ne peuvent pas être réfutées : elles doivent être ignorées. Dès l’instant où je discute ces alternatives là, ma connaissance, parfaitement légitime jusque là, m’échappe. Par exemple, si vous soutenez que je ne suis pas enseignant à l’université mais un délirant enfermé dans sa cabine à Fann, dès que je m’amuse à discuter cette possibilité, je mine mon savoir selon lequel je suis ce que je prétends être. C’est la force du scepticisme.

J’ai repensé à Elusive knowledge lors d’une discussion concernant les violences policières en France et notamment le cas Adama Traoré. La famille Traoré fait pression pour obtenir justice suite au décès d’un des fils aux mains de la police. En ce qui me concerne, une personne qui meurt lors d’une interpellation policière, que ce soit en France, aux États Unis ou au Sénégal est mort victime de violence policière. C’est aux policiers de veiller à ce que quiconque est entre leurs mains en ressorte vivant et en bonne santé. S’il meurt, je considère, jusqu’à preuve du contraire que les policiers l’ont tué. La charge de la preuve leur incombe. Si j’ai cette position par défaut partout au monde, je l’ai encore plus quand un noir meurt aux mains de la police d’un pays où existe un racisme systémique comme la France. Le cas Traoré me paraissait donc clair. Bien évidemment, entre les principes et les situations concrètes il y a tout un monde. En l’occurrence, on m’a signalé qu’il y avait eu, dans cette histoire pas moins de 6 autopsies dont certaines avaient conclu à une non responsabilité de la police et d’autres à sa responsabilité. On s’attendrait à ce que les autopsies commandées par les autorités aillent dans un sens et celles commandées par la famille dans l’autre. Apparemment il n’en est rien.

Le doute devrait donc bénéficier aux policiers et mon « principe » n’est rien d’autre qu’un préjugé anti-policier. Je n’en suis cependant pas si sûr. Je ne crois pas que les médecins qui vont dans un sens ou dans un autre soient malhonnêtes. Ce qui est critique ici, c’est l’attitude avec laquelle on aborde les autopsies. Toute connaissance, nous a montré Lewis, est dépendante de l’ignorance d’explications alternatives jugées non pertinentes. Dès l’instant où on fait entrer ces alternatives là dans le contexte conscient de production de la connaissance, on crée de l’ignorance. Pour juger des bavures policières, il y a deux manière de faire : soit on regarde statistiquement, soit on regarde les cas individuels. Statistiquement, il est indéniable que certaines populations (déshéritées, racisées, etc.) sont victimes, à leur détriment, d’un traitement différencié de la part de la police.

Quid des cas individuels maintenant ? On se rend compte que pour chaque cas individuel, il y a toujours une bonne raison d’acquitter les policiers. Ce qui serait intéressant maintenant, c’est de se demander ce qui se passe quand les policiers s’attaquent à des personnes qui n’appartiennent pas aux populations stigmatisées. Mon hypothèse est que les policiers sont plus souvent punies pour la raison suivante : dans un cas, tout l’arsenal juridique va être mobilisé pour poser des questions oiseuses. De l’enquête policière à l’autopsie en passant par le procès on va mettre en évidence des explications alternatives qui auraient normalement été ignorées. Dans l’autre, les alternatives non pertinentes ne sont jamais évoquées. C’est exactement ce qui se passe quand on mène une enquête pour viol en société patriarcale. On va poser des questions sur la victime, son mode de vie, son habillement, son éventuel consentement inconscient, ce que le violeur a perçu, etc.… Au terme du processus, il devient difficile a jury de se faire un avis et le violeur est quasiment toujours condamné à une peine légère, quand toutefois il l’est. A contrario, quand c’est un délit réprouvé par la société comme le vol, la justice est plus expéditive. Elle constate les faits, ne se pose pas trop de questions et « applique » la loi.

Les violences policières sont investiguées comme le viol. Le système judiciaire se perd dans les affres de l’épistémologie et en ressort avec un doute philosophique qui profite aux policiers. C’est un processus certes inconscient mais systémique de production d’ignorance et d’injustice. D’ailleurs les policiers ne s’y trompent pas. Ils savent très bien qui maltraiter et qui ne pas mal traiter. Les citoyens le savent également. En France ou aux États Unis, mes collègues blancs peuvent engueuler un policier ou lui tenir tête. Je ne me permettrais jamais d’y prolonger la discussion avec un policier. Je peux me plaindre après à ses supérieurs mais sur le moment, je ne vais pas m’aventurer à risquer mon intégrité physique. Quand je suis au Sénégal, je peux me permettre d’engueuler un policier qui se conduit mal contre moi. Je sais très bien que je ne risque pas grand chose et que s’il s’aventurait à commettre une bavure il en paierait le prix.

Revenons maintenant aux manifestations pour que la famille Traoré obtienne justice. Dans l’absolu, dans un monde idéal, on pourrait dire que c’est une pression intolérable exercée sur la justice. Dans le monde réel, c’est indispensable pour que la justice française cesse de faire de l’épistémologie. Rendre justice n’est pas une opération mécanique qui se fait in abstracto. C’est un processus social complexe qui dépend d’un certain nombre de facteurs conscients et/ou inconscients.

Suis-je en train de dire que dans le cas où un policier est impliqué, nous devons cesser d’accorder une présomption d’innocence à ce policier et que donc il faudrait être injuste envers le policier ? Non, ce que je dis, c’est que nous devons appliquer les mêmes standards de preuve à tous les crimes et délits similaires. Le fonctionnement normal de la justice ne relève pas de l’épistémologie. Quand la justice se perd dans des discussions philosophiques, ça veut dire qu’elle sort de son rôle pour, non pas chercher la vérité, mais produire activement l’ignorance qui lui permettra de décider dans la direction qui lui agrée. Les manifestations sont donc une manière pour les acteurs de rétablir l’équilibre. C’est Althusser qui disait que la justice était, au même titre que la police, un des appareils répressifs de l’État. Il est donc compréhensible qu’elle ait tendance à protéger les autres démembrements de l’État. Cela est d’autant plus compréhensible que les cas soumis à l’appréciation de la justice sont rarement clairs. Il y a souvent un certain niveau d’indécidable que le juge ou le jury doit trancher. C’est a posteriori que se reconstruit l’argumentation imparable ayant mené ou verdict. Sur ce point, le philosophe Roy Soerensen a un papier intéressant où il dit que nécessairement, dans certains cas, le juge ment (pdf).


 

Subvertir la Géographie de la Rationalité

Posted in miscellaneous, Philosophie by hadyba on juin 13, 2018

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La Société Sénégalaise de Philosophie et L’Association Caribbéenne de Philosophie organisent à l’Ucad, du 20 au 22 juin 2018 une grande conférence sur le thème: Shifting The Geography of Reason. Ways of knowing, Past and Present. Une quasi double centaine de philosophes va débarquer à Dakar. Ils viendront principalement des amériques.

Le programme est téléchargeable ici (pdf).

Vous y êtes bien évidemment cordialement invités.

L’artiste sénégalais Djibril Dramé Gadaay nous a gracieusement autorisé à utiliser son travail comme support de communication. Qu’il soit ici remercié!

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Les Suds dans le Monde. Un défi épistémologique

Posted in Philosophie, Vie quotidienne by hadyba on janvier 5, 2018

Nous organisons, cette après midi et demain un workshop sur le thème « Les Suds dans le Monde. Un défi épistémologique » à la Salle Atelier de UCAD 2. C’est la deuxième étape d’une série d’ateliers de travail que nous organisons en collaboration avec des collègues de Columbia University à New York et de l’Ehess. Du coup j’aurais la joie d’accueillir (entre autres) la merveilleuse Gloria Origgi qui a été pendant deux ans mon boss à Paris et Alban Bouvier qui est également de Jean Nicod!

Je vous mets le programme. Les intervenants sont tous géniaux.

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Colloque Bachir, les Films

Posted in Philosophie, Recherche, Sénégal by hadyba on décembre 27, 2017

bache-colloqueVF000000Comme je vous le disais la dernière fois, nous avons organisé un colloque en hommage à Souleymane Bachir Diagne. Les communications ont été de qualité et je suis partculièrement fier de nos deux étudiants qui ont passé les fourches caudines de la sélection et ont présenté d’excellents papiers.

Tous les travaux ont été filmés et commencent à être mis en ligne par l’équipe Fatou Warkha Sambe, une autre de nos anciennes étudiantes qui évolue désormais dans l’audiovisuel et qui a créé sa propre boite.

Voici les liens vers ces films. Je vais mettre à jour cet article au fur et à mesure des publications.

J’intègre ici un petit film de 20mn que nous avions fait sur lui, à l’orée du colloque et qui dit bien l’influence qu’il a eue sur nous.

D’abord, la Cérémonie d’ouverture (le DC du Ministre, Bado Ndoye Président de la Société Sénégalaise de Philosophie, d’autres officiels) et la réaction de Bachir, le premier jour.

Yaovi Akakpo Université de Lomé: « Leçon de prospective et approche postmoderne de l’histoire chez Souleymane Bachir Diagne« 

Oumar Mboup UCAD: « Prospective et culture traditionnelle en Afrique« 

Mamadou Kabirou Gano UCAD: « De l’éloge des paradoxes: perspectives et prospectives« 

Philippe Gouet Université de Rennes: « Souleymane Bachir Diagne et Gaston Berger: La preuve de la réalité.« 

Khadim Thiam Ohio State University: « In Bachir’s footstep: Orality, Writing, and the critique of modernity in Senghor’s and Glissant’s philosophies » (Finalement, Khadim a parlé en français.)

Nasrin Qader Nothwestern University : Penser le destin avec Diagne, Dib et Iqbal

Bado Ndoye UCAD : La critique de l’eurocentrisme chez Senghor et Cedric J. Robinson

Lucas Scarantino Université de MILAN : La dignité humaine entre nations et empires. A propos d’une conversation récente avec S.B. Diagne

Felwine Sarr UGB: S.B. Diagne : Souleymane Bachir Diagne Pour une philosophie spirituelle

Philippe van Haute Université Radbout: Dialogue et tolérance

Introduction de Françoise Blum. Une superbe histoire d’amitié quarantenaire. À voir absolument!

Le discours de Bachir, au début du deuxième jour.

Dermott Moran University College Dublin (Par ailleurs Président de la Fédération Internationale des Sociétés de Philosophie): Orality, Writing and Tradition: Phenomenological Reflections on the Life-World

Rozena Maart University of Kwaa Zulu Natal: Philosophy Born of Struggle, Philosophy Born of Massacres

Lewis Gordon University of Connecticut at Storrs: “Questioning Philosophy through the Thought of Souleymane Bachir Diagne”

Jean Godefroy Bidima Tulane University New Orleans: SOULEYMANE BACHIR DIAGNE: DU SENS DE L’URGENCE À UNE POÉTIQUE DE L’EXPERIENCE

Nadia Yalla Kisukidi Université Paris 8: Politiques de la traduction et société ouverte : religion, langue et communauté

Mahamadé Savadogo Université de Ouagadougou: Traduire ou inventer

Stéphane Douailler Université Paris 8: Le courage de la traduction

Daniel Dauvois Amo Philosophe

Angela Roothaan Amsterdam & Pius Mozima Université de Bamenda : Bantu Philosophy and the problem of religion in intercultural philosophy today

Monica Brodnika Ohio State University: The Ambiguous Path to Sacred Personhood

Augustin Kouadio Dibi Université FHB d’Abidjan: Pourquoi désirer la sagesse?

Ricardo Pozzo Vérone: Innovation for inclusion and reflection

Hervé Ondoua Yaoundé: Derrida et la traduction: Enjeux  linguistique et interculturel

Troisième jour

Shahid Rahman Université de Lille: Boole Algebra in a Contemporary Setting. Boole-Operations, Types as Propositions and Immanent Reasoning

Marcel Nguimbi Université Marien Ngouabi : Boole critique d’Aristote. La logique de l’élimination du moyen terme.

Gildas Nzokou Université Omar Bongo: Calcul des Classes et Théorie de l’inférence dans l’Algèbre de Boole. Réflexion à propos des racines épistémologiques de l’échec du système de Boole.

Marie Hélène Gorisse Université de Gand: « Nouvelles perspectives sur l’articulation entre logique et religion »

Hady Ba UCAD: Que reste-t-il des mathématiques chez Bachir?

Séverine Kodjo Grandvaux : Penser l’Universel, Naitre du monde.

Djibril Diouf UCAD: Souleymane Bachir DIAGNE ou l’éducateur musulman au pluralisme

Alioune Bah Université de Conakry et Strasbourg: Penser l’islam avec Souleymane Bachir Diagne : le défi de la rationalité

El H. Ibrahima DIOP UCAD: Comment philosopher en religion ou ce que la Philosophie des Lumières en Allemagne doit au piétisme allemand ?

Pol van de Wiel Radbout: Religion, culture et fondamentalisme. Une conversation entre Souleymane Bachir Diagne et Olivier Roy ?

Blondin Cissé UGB: Culture et subjectivité(s) politique musulmane : entre conjonctions et disjonctions.

Rahmane Idrissa Univ Humboldt de Göetingen   : Din wa dunya: le califat et le cœur séculier du monde

Abdoulaye Sounaye Université A. Moumini: Penser le religieux : la tradition islamique en Afrique

Pape Abdou Fall UCAD: S. B. Diagne : Le penseur du singulier et de l’universel

Oumar Dia UCAD: Mondialité et diversité culturelle

(To be continued….)

 

Colloque Hommage à Bachir Dakar 20-22 décembre 2017

Posted in Philosophie, Recherche, Sénégal by hadyba on décembre 18, 2017

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Nous organisons la semaine prochaine un colloque à l’UCAD pour rendre hommage à Bachir.

Il y aura 48 chercheurs venus de France, des USA, de Belgique, du Congo Brazzaville, du Gabon, du Cameroun, de Cote d’Ivoire, de Hollande, d’Afrique du Sud, de Guinée Conakry, d’Italie, de Chine, d’Irlande et bien sûr du Sénégal!

Ça parlera de logique, de prospective, de philosophie, de pensée islamique, de philosophie africaine, de littérature etc… Nous travaillons dessus depuis deux ans et sommes assez fier du groupe que nous avons pu réunir.

Nous avons bénéficié du soutien du Recteur de l’UCAD, du Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Fondation Rosa Luxembourg, du Codesria, de la Fondation Gabriel Pieri, de la Fac de Droit de l’UCAD, de la Fac de Médecine de l’UCAD, de la Pamécas, de l’Institut Français et de personne d’autre pour le moment mais notre budget n’est pas encore bouclé, vous avez encore deux jours pour nous aider si vous avez des possibilités.

Vous pouvez trouver le programme ici.

Morale et bonheur (via twitter)

Posted in Philosophie by hadyba on avril 12, 2014

Les Anciens avaient cette conception selon laquelle une vie bonne menait nécessairement au bonheur. Le sage qui mène une vie conforme à la morale est nécessairement un homme heureux. Ce seront les stoïciens qui iront le plus loin dans cette conception affirmant même que le sage est heureux même sous la torture. Que Épictète, l’un des maitres du stoïcisme ait été un esclave ayant subi la torture dans sa chair et que ‘autre maître soit Marc Aurèle qui dirigeait ce qui était encore le plus puissant empire au monde semble donner un relief saisissant à cette pensée. Aristote, quoique faisant du bonheur le Souverain Bien, affirmera cependant que « c’est parler pour ne rien dire que de dire que le sage peut l’être sous la torture. » Il soutient donc que notre bonheur dépend au moins en partie des circonstances extérieures, aussi sage que nous fussions.

Hier sur twitter, le philosophe Guy Longworth  a affirmé que la moralité n’a pas pour objectif de nous rendre heureux mais de nous rendre digne du bonheur.

À quoi j’ai répondu qu’à mon avis la morale n’a rien à voir avec le bonheur.

Ce qu’il a trouvé un peu fort quoique pas totalement antipathique comme position.

À ce point, une philosophe française utilisant le twittonyme de Gadiouka a rejoint la conversation affirmant l’on ne pouvait déconnecter la morale d’avec le bonheur même si l’acte vertueux n’a pas pour but le bonheur..

J’ai donc dit qu’il fallait que j’écrive un post de blog pour clarifier ma position.

Remarquons déjà que tous les trois protagonistes de la conversation ont un peu évolué par rapport aux Anciens : nous ne croyons pas que la morale mène au bonheur. Mon affirmation est clairement a plus forte. Je pense que la morale n’a pas de relation du tout avec le bonheur.

J’entends par là que les mécanismes pour arriver à l’une et l’autre ne sont pas les mêmes et que c’est une illusion que de penser que le fait de poursuivre l’une contribuera à l’atteinte de l’autre.

Il est toujours difficile de définir le bonheur. C’est censé être un état de plénitude dont toute peine est absente et de joie sans mélange. Un tel état est probablement impossible à atteindre. Le cas d’Épictète est instructif à deux égards sur ce point. D’une part, que son odieux maitre lui ait brisé les jambes illustre bien que nos douleurs peuvent être inévitables et provenir de circonstances indépendantes de notre volonté. D’autre part, qu’Épicure affirme être heureux malgré sa douleur peut nous aider à réviser notre définition du bonheur et adopter une définition minimale selon laquelle le bonheur serait l’acceptation équanime de ce qui ne dépend pas de nous. Même sous cette acception minimale, le bonheur dépend-il de la vertu ? Je ne le crois pas.

La moralité, c’est la soumission de tous nos actes au critère du bien et du mal. Nous essayons de savoir quels sont nos devoirs et d’agir conformément à eux. C’est Platon qui affirmait qu’une vie non soumise à l’examen ne mérite pas d’être vécue. Il me semble que l’essence de la moralité réside dans la permanente soumission de notre vie et de nos actes à l’évaluation normative en vue de faire le bien. Le fait de vivre ainsi contribue-t-il au bonheur ? Il me semble qu’il y a au moins trois raisons de penser que non.

  1. La constante soumission de nos actes à l’examen est le contraire de la tranquillité d’esprit nécessaire à l’atteinte du bonheur. Le sage grec est heureux parce qu’il fait à chaque fois automatiquement ce qu’il faut faire sans devoir s’interroger. Il me semble que cette vision d’un sage algorithmique est irréaliste. La vie est complexe et n’est pas composé d’un ensemble de cas moralement clairs dont on peut mécaniquement décider. Donc le fait même de vouloir mener une vie vertueuse me semble devoir diminuer la capacité à être heureux ou en tout cas à être serein. Être moral, c’est être scrupuleux et n’oublions pas ce qu’est à l’origine le scrupule : c’est la pénible petite pierre qui rentre dans nos chaussures et qui nous fait mal en grattant notre peau.
  2. Ensuite, ainsi que l’avait signalé Aristote, les circonstances extérieures interfèrent avec notre bonheur, de quelque manière qu’on le définisse. Épictète peut affirmer être heureux malgré la torture parce qu’il est résistant à la douleur ; que se serait-il passer si son maitre l’obligeait à renoncer à la philosophie et à constamment travailler et entretenir des conversations oiseuses plutôt que philosophiques ?  De plus, sur le plan social, être vertueux dans une société vertueuse n’est pas la même chose qu’être vertueux dans une société en déréliction. Si l’on est vertueux dans une société vertueuse, l’on est évidemment à l’aise et proche du bonheur. Dans une société en déréliction, quand on est vertueux, on est un facteur de trouble et donc combattu en permanence. Même si on a la satisfaction de faire ce que doit, il est douteux que l’on puisse atteindre le bonheur dans de telles circonstances, l’homme étant essentiellement un animal social.
  3. Enfin, le point le plus important me semble être que notre capacité à être heureux est largement gouvernée par notre biologie. Le fait d’être optimiste ou pessimiste, d’accepter ce qui nous arrive ou pas, de sourire à la vie en appréciant ce qu’il nous apporte de positif ou de nous focaliser sur les détails négatifs est largement une question d’équilibre hormonal et de neurotransmetteurs. Cela n’a rien à voir avec la moralité qui est recherche et application de règles normatives. Comme toujours en biologie, on a un ensemble de facteurs qui vont de la génétique à l’éducation qui interviennent mais supposons que notre plasticité soit telle que l’éducation soit déterminante. Dans ce cas une personne qui serait éduquée dans un milieu au système de valeurs moralement aberrant mais joyeux serait totalement heureuse tout en commettant des horreurs. Il nous est agréable de penser que les monstres ne peuvent pas être heureux. Je pense que c’est une question empirique. Il me semble cependant que le monde est bourré de monstres qui tuent d’un trait de plume. Je ne crois pas qu’ils soient moins heureux que les plus sages philosophes… bien au contraire !

Le seul endroit possible où je vois un lien entre moralité et bonheur, que la moralité fait intervenir ce que Damasio a appelé des marqueurs somatiques. Quand nous prenons une décision immorale, les marqueurs somatiques nous le signalent avec un certain sentiment douloureux mais justement c’est de nature à rendre les être moraux plus malheureux que les autres puisque ce sont eux donc l’activité est moralement évaluée par ces marqueurs biologiques alors que les sociopathes n’éprouvent aucune douleur quand ils font le mal.

PS : Il me semble que Kant défendait beaucoup mieux que moi les idées que je viens d’avancer, non ?

PPS: Ce blog renonce à toute prétention à être tenu jusqu’à ce que je sois mieux réadapté à mon nouvel environnement. Je m’en excuse.

Pascal Engel…

Posted in Philosophie by hadyba on août 18, 2013

PascalEngel

a un blog: La France byzantine dont le nom reprend le titre d’un livre de Julien Benda.

Si un philosophe français a le style parfait pour le blogging, c’est bien lui! J’espère qu’il sera régulier.

(Photo volée ici.)

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Austin et la présomption d’innocence

Posted in Philosophie by hadyba on mars 20, 2013

J’ai toujours trouvé presque contradictoire la notion juridique de présomption d’innocence. Les juristes disent que tout individu est présumé innocent tant qu’il n’a pas été déclaré coupable par un tribunal. Supposons que nous prenions vraiment au sérieux cette affirmation. Que se passerait-il si la police ou la justice mettait en cause un individu dans une affaire criminelle quelconque ? Il me semble qu’une telle définition de la présomption d’innocence aurait pour conséquence de rendre impossible toute enquête.

Supposons que les policiers aient de bonnes raisons de penser que j’ai assassiné quelqu’un. Pour qu’ils puissent étayer leur dossier contre moi, il faut qu’ils mènent une enquête et cherchent des preuves leur permettant de m’inculper. Dans le cours de l’enquête, ils peuvent certes m’innocenter mais ils peuvent également trouver suffisamment de preuves pour me faire comparaitre devant un juge. Supposons que je sois au courant que les flics me soupçonnent et interrogent mon entourage sur mes allées et venues. Si nous acceptons le principe selon lequel tout homme est présumé innocent jusqu’à ce qu’il soit déclaré coupable par une autorité judiciaire et si nous l’associons avec cet autre principe selon lequel tout citoyen a droit au respect de sa vie privée, alors je pourrais empêcher que l’enquête n’ait lieu. Il me suffirait de porter plainte contre la police en argumentant que puisque je suis présumé innocent et puisque j’ai droit au respect de ma vie privée, la police n’a aucun droit d’ouvrir une enquête sur moi. Elle peut et doit certes enquêter sur le meurtre mais tant que je suis présumé innocent, elle doit strictement respecter ma vie privée et ne pas me harceler.

Si ce que je dis là ne vous paraît pas convaincant, considérez ce qui se passerait dans un cas vous prendriez vraiment au sérieux ma présomption d’innocence. Supposons que je sois à Dakar et qu’un inconnu soit tué à New York. Supposons que la police New Yorkaise persiste à m’accuser d’avoir commis le meurtre lors même que je lui ai dit que je me trouvais à Dakar et ne connais pas du tout la personne tuée et ne suis jamais allé à New York. Dans ce cas, je serais totalement justifié à porter plainte contre la police new yorkaise pour harcèlement et à ignorer les éventuelles convocations qu’elle pourrait m’adresser. Dans un cas où mon innocence n’est pas aussi évidente, il me serait plus difficile d’échapper à un éventuel harcèlement de la police new yorkaise même si je suis vraiment innocent. Et pourtant, dans les deux cas, je suis également présumé innocent et je devrais être traité de la même manière jusqu’à ce qu’un juge me déclare coupable.

Quoique la notion de présomption d’innocence soit censée garantir que les prévenus soient traités comme des innocents tant qu’un tribunal ne les a pas déclaré coupable, il me semble qu’elle est fondamentalement contradictoire. Le système judiciaire d’un état démocratique n’a absolument aucune raison de s’intéresser à un individu qu’il présume innocent. C’est parce que les flics et juges présument que vous êtes impliqués qu’ils mènent une enquête sur vous.

Il me semble que c’est cette contradiction de la notion de présomption d’innocence que Karim Wade et ses complices ont réussi à mettre en lumière en faisant condamner l’État du Sénégal par la Cour de Justice de la CEDEAO. Dans le cadre de l’enquête sur les biens mal acquis, ils sont interdits de sortie du territoire national. L’on peut considérer que c’est là une décision parfaitement raisonnable. Karim Wade est français et sénégalais, il a volé immensément d’argent à l’État du Sénégal et s’il retourne en France, il nous sera impossible d’obtenir son extradition et de le juger. S’il s’installe dans un pays n’ayant pas d’accords d’extradition avec le Sénégal, ce sera encore pire. Malgré tout, la Cour de Justice de la CEDEAO a décidé de condamner l’État du Sénégal parce que Karim et consorts étant présumés innocents, une interdiction de sortie du territoire national est une violation de leur liberté de circulation. L’État du Sénégal a courageusement décidé d’envoyer la Cour sous régional se faire voir. Ce que j’approuve.

Reste le problème conceptuel. La présomption d’innocence est elle incompatible avec la possibilité même d’une enquête judiciaire ? Il me semble que c’est l’expression présomption d’innocence elle-même qui est fallacieuse et sa que compréhension littérale est potentiellement dangereuse. Pour le voir, intéressons-nous un peu à ce que dit Austin sur le performatif.

Prenons le cas du mariage religieux chrétien. Un couple chrétien n’est marié religieusement qu’après qu’un prêtre aura prononcé lors d’une cérémonie la phrase rituelle : « Je vous déclare mari et femme. ». Par cette phrase, le prêtre ne décrit pas ce qu’il est en train de faire. Cette phrase crée littéralement le mariage. Il suffit qu’un prêtre prononce cette phrase dans certaines conditions bien définies pour qu’un mariage soit créé. C’est une phrase qui accomplit une action. Austin nomme ce type de phrase des performatifs. Il ne suffit cependant pas de prononcer la phrase « je vous déclare mari et femme » devant un couple pour créer un mariage. Si par exemple un prêtre catholique prononçait cette phrase devant un couple qui ne lui a rien demandé ou si un fou avait pris la place du prêtre lors d’une authentique cérémonie de mariage, l’action échouerait. Les performatifs obéissent à des conditions bien déterminées ; c’est quand ces conditions sont réunies que la simple prononciation de la phrase appropriée vaut action et crée un fait nouveau.

Revenons à présent à la présomption d’innocence. Il me semble qu’il n’y a pas du tout de sens à parler de présomption d’innocence sur le plan juridique. S’il y a une quelconque présomption, ce serait plutôt une présomption de culpabilité, en fait. La culpabilité et l’innocence juridiques ne sont pas la même chose que la culpabilité et l’innocence tout court. Dans le cas d’un crime par exemple, si on commet un crime, on est réellement coupable de ce crime, que ce soit découvert ou pas. En revanche, la culpabilité juridique est un performatif. Tant qu’une autorité judiciaire ne vous a pas déclaré coupable au terme d’une procédure obéissant à des règles fixées d’avance, vous êtes juridiquement innocent. Vous n’êtes pas présumé innocent, vous êtes, pour autant que la justice soit concernée, innocent. Ça n’a pas de sens de parler de présomption d’innocence parce que la seule chose qui peut vous rendre juridiquement coupable c’est le prononcé de la sentence par une autorité judiciaire. Et cette autorité judiciaire même si elle pense le contraire, ne fait pas que constater votre innocence ou votre culpabilité ; elle les crée littéralement en vertu du caractère performatif du jugement rendu. Bien sûr, dans un monde idéal, le performatif judiciaire coïncide avec la réalité et les juges ne créent coupables que des gens qui le sont déjà… Un peu comme l’Église catholique ne crée saints que des gens qui l’étaient déjà dans leurs vies. Mais ça c’est dans un monde idéal.

 Maintenant que se passe-t-il quand vous êtes l’objet d’attention du système judiciaire alors que vous n’avez pas encore été déclaré on peut tourner ça comme on veut mais dans l’absolu, ça signifie qu’il y a une présomption de culpabilité à votre encontre. C’est parce que la police a de bonnes raisons de croire que vous êtes impliqués dans les faits sur lesquelles elle enquête qu’elle a le droit de s’intéresser à vous. Cela vous fait-il perdre tous vos droits ? Certainement pas. En revanche, il y a une différence entre une personne juridiquement innocente et contre laquelle la justice n’a aucune présomption de culpabilité et une personne juridiquement innocente mais contre laquelle la justice a une présomption de culpabilité. C’est cette différence que la fiction de la présomption d’innocence obscurcit. Si la police veut enquêter sur moi, elle n’en a le droit que si elle peut argumenter qu’elle a de bonnes raisons de me soupçonner de quelque chose. Autrement elle viole mon droit à l’indifférence.

Point Godwin Poppérien

Posted in Philosophie by hadyba on août 24, 2012

Je suis en train de lire le Tome 2 du Postscript de Popper à la LDS (Quantum Theory and the Schism in Physics) et au tout début il a les phrases suivantes à propos des motivations de sa défense du réalisme :

 

I have argued in favour of realism in various places. My arguments are partly rational, partly ad hominem, and partly even ethical. It seems to me that the attack on realism, though intellectually interesting and important, is quite unacceptable, especially after two world wars and the real sufferings avoidable sufferings that was wantonly produced by them; and that any argument against realism which is based on modern atomic theory on quantum mechanics ought to be silenced by the memory of the reality of the events of Hiroshima and Nagasaki. (I say this full of admiration for modern atomic theory and quantum mechanics, and of the scientists who have worked and are now working in this field.)

 

Suis-je le seul à voir là un point Godwin philosophique ? Popper ne me semble pas loin de suggérer que défendre l’instrumentalisme est une manière de relativiser les horreurs nazies et les souffrances causées par les bombes atomiques d’Hiroshima et Nagasaki. Ces phrases me paraissent pour le moins bizarres. À sa décharge, voici comment Popper définissait le réalisme plus haut dans la même page :

 

 

The central issue here is realism. That is to say, the reality of the physical world we live in: the fact that this world exists independently of ourselves; that it existed before life existed, according to our best hypotheses; and that it will continue to exist, for all we know, long after we have all been swept away.

 

Il y a certes une manière de comprendre la mécanique quantique dans laquelle cette dernière impliquerait que le monde extérieur n’existe pas indépendamment de nous. Quoique je ne voie pas là, tout de suite, qui défendrait une telle interprétation. Il me semble cependant que la manière la plus usitée de comprendre la fin du réalisme entrainée par la MQ est de dire que la pensée selon laquelle nos théories sont de fidèles et objectives descriptions d’une réalité indépendante a vécu. Les tenants de l’interprétation de Copenhague par exemple ne remettent aucunement en cause l’existence indépendante du monde et sa persistance après que nous aurons fini de l’explorer. Ce ne sont pas le moins du monde des disciples de l’Évêque Berkeley. Tout ce qu’ils défendent, c’est une forme kantisme selon laquelle le monde nouménal nous serait inaccessible. Ce qui nous est accessible est le fruit de l’interaction de nos instruments de mesure avec le reste du monde. Une telle théorie ne remet nullement en cause l’existence et l’importance de nos souffrances. Ces dernières ne se situent pas sur le même plan que les entités dont traite la théorie quantique.

Me trompé-je quelque part ?

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